La mémoire des vaincus
était ? Le téléphone arabe, si rapide dans les usines, ne fonctionnait-il pas ?
Lorsqu’il bénéficiait de cet horaire, Fred filait de l’usine au Libertaire, parfois jusque chez Makhno, ou bien retrouvait Durruti. Il était libre jusqu’à l’heure du dîner.
La situation de Makhno devenait de plus en plus lamentable. La crise mondiale due à la surproduction, déclenchée à New York deux ans plus tôt, atteignait la France. Les patrons licenciaient une partie de leur personnel et beaucoup, parmi ceux qui conservaient leur emploi, voyaient leur salaire diminuer. De mille francs de pension mensuelle, Makhno n’en recevait plus que trois cents. Difficile de survivre avec une pareille aumône. Tuberculeux, infirme, ne parlant pas français, il lui était impossible d’obtenir du travail. Galina, sans doute fatiguée de houspiller son souffre-douleur, comme l’autre Galina partait et revenait. Vendeuse dans un magasin, sa coquetterie et sa jolie frimousse lui facilitaient les aventures amoureuses. Ces départs et ces retours, retours piteux et larmoyants lorsque ses amants la quittaient, brisaient Makhno. Il appréhendait surtout de perdre Lucia, sa fille. Lorsqu’il la retrouvait, il la prenait par la main et, seul avec elle, se promenait interminablement dans les allées de marronniers. Avec ses vêtements usés, maladroitement raccommodés par lui-même, il ressemblait à un clochard et certains passants s’étonnaient de voir cette petite fille, aussi pomponnée, en compagnie de ce vieil homme misérable. Ils ne rentraient qu’au moment où s’allumaient les becs de gaz.
Makhno se plaignait à Fred de ce que Le Libertaire ne lui versât pas la totalité de sa pension. Comme s’il s’agissait d’un dû. À part Fred, Durruti et Cottin, il ne fréquentait plus d’anarchistes. Il avait tenté de se refaire une place parmi eux, sans succès. Ses manières trop graves le rendaient un peu ridicule. Seul Fred, qui comprenait le russe, remarquait combien ses dons d’orateur restaient aussi exceptionnels. La traduction affadissait ses propos.
Les anarchistes français préféraient Voline à Makhno, se sentant instinctivement plus proches de l’intellectuel que du héros guerrier. Fred, non sans stupeur, voyait celui-ci prendre peu à peu la place de Makhno, se substituer même complètement à lui. Mémorialiste, témoin et théoricien de la makhnovitchina, Voline s’identifiait à tel point à la révolution paysanne d’Ukraine qu’il finissait par gommer le véritable créateur et acteur de cette insurrection. Le traducteur devenait l’auteur du roman.
Makhno souffrait autant de cette substitution que de l’infidélité de Galina. Il jalousait tellement Voline, qu’il lui arrivait de le haïr. Paysan perdu dans une ville qu’il détestait, Makhno n’était plus qu’un petit homme souffreteux, amer, désabusé. Insurgé contre les citadins, il avait été finalement vaincu par eux, loin, si loin de son Ukraine.
Le 13 juin 1931, Fred organisa une « grande fête de solidarité pour Makhno ». Mais sans l’aide des anarchistes espagnols mis au fait de sa misère par Durruti, ce « gala » n’eût rien rapporté.
Fred suivait attentivement les événements en Espagne où la République avait été proclamée. Durruti regagna Barcelone. L’exil, sa vie clandestine, lui conféraient un prestige énorme. Bien qu’il ne fût qu’un médiocre orateur, il subjuguait les foules. Durruti réussirait-il ce que Makhno avait manqué ? La République espagnole paraissait bien fragile.
Le dimanche, une fois par mois, Fred, Claudine et leurs enfants retrouvaient une vie de famille. Mais dans la famille que Fred s’était découverte dans son enfance. Paul et Léona Delesalle avaient en effet quitté la rue Monsieur-le-Prince pour une maison entourée d’un jardin à Palaiseau. La surdité totale de Léona, l’âge de Paul, les avaient conduits à prendre leur retraite. Ces déjeuners dominicaux chez les Delesalle constituaient un havre de paix dans la vie de Fred. Claudine aima d’emblée ces deux vieux affables, affectueux, si affectueux avec Mariette et Louis.
On accédait à ce pavillon isolé par un sentier, ce qui donnait l’illusion de se rendre à la campagne. La cuisine, la salle à manger et la chambre, installées au rez-de-chaussée, Paul s’était réservé le seul étage mansardé pour sa bibliothèque. Après le repas, Claudine et les enfants restant avec Léona,
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