La mémoire des vaincus
gardé par deux gros chiens ; mais si pâle, si chétif.
— Oui, Nono. Nono abandonné par sa mère et que le lycée de Montpellier refusa de recevoir parce que « fils du traître ». Des camarades se sont occupés de ce pauvre petit. Surtout Francis Jourdain. Il est cinéaste, mais un cinéaste anticonformiste bien digne d’Almereyda. Va voir ce Zéro de conduite. Tu me diras ce que tu en penses.
Fred se rendit seul, en soirée, à la projection privée, Claudine ne pouvant quitter Mariette et Louis. Il arriva un peu en retard, trouva la salle dans l’obscurité, sauf ce rectangle blanc où s’agitaient des images grises. Le film le laissa d’abord indifférent, toutes ces péripéties de collégiens le concernaient si peu. Puis il remarqua peu à peu que ces gosses enrégimentés, ces professeurs dictatoriaux, tout cela reconstituait un microcosme de la société. Les chahuts, les révoltes des enfants, devenaient des paraboles de l’esprit insurrectionnel que Nono avait hérité de son père. Lorsqu’il vit Tabard s’écrier « Je vous dis merde ! », le doute n’était plus permis ; Jean Vigo rendait hommage au Vigo de Almereyda qui imprimait en gros caractères, comme manchette à La Guerre sociale et comme adresse au gouvernement, ce même : « Je vous dis merde ! »
S’il existe un paradis, Almereyda sera sauvé, car parmi toutes ses turpitudes, ses saloperies, il n’avait jamais faibli dans la passion, dans l’amour fou qu’il portait à son fils. Et ce fils refusait sa culpabilité. Germinal serait-il aussi indulgent ? Fred se blâmait de délaisser ce garçon qui le repoussait, certes, mais il aurait dû insister, le sortir de temps en temps de sa pension.
La lumière revint dans la salle. Les spectateurs se levèrent dans un brouhaha de conversations. Tout ce monde, ce beau monde réuni là, se connaissait. Fred se sentit perdu, dans ses vêtements d’ouvrier, parmi toutes ces dames en robe longue et ces messieurs en costume sombre. Le monde du Vigo qui avait trahi, du Vigo magnat de la presse, le Vigo des antichambres de ministères. Fred avait l’impression d’être le seul, représentant la jeunesse de Vigo, la jeunesse insurrectionnelle de Vigo, reprise par son fils, applaudie par des bourgeois qui se congratulaient dans cette salle étouffante. Parmi eux, soudain il la vit. Comme toujours, elle apparaissait au moment où il s’y attendait le moins. Vêtue d’une robe de soie collée au corps, coiffée d’un chapeau noir à aigrette qui mettait en valeur ses cheveux blonds. Flora le regardait, surprise elle aussi. Ils se glissèrent dans les rangées de fauteuils et se retrouvèrent dans le hall du cinéma.
— Mon pauvre Fredy, murmura Flora. Toujours le même. Toujours prisonnier de tes chimères. Comment as-tu abouti ici, avec ce vieux costume démodé ?
Fred contemplait Flora. C’était elle et ce n’était plus elle. Trop élégante, trop maquillée, trop sophistiquée. Il dit :
— Germinal ? Ces enfants m’ont fait penser à Germinal. Je me reprochais…
— Tu n’as rien à te reprocher. Rien en ce qui concerne Germinal qui se débrouille très bien tout seul. Il a dix-neuf ans. Fort comme un lion, il me ressemble en ce qu’il refuse toute attache. Malheureusement, il te ressemble aussi dans une parfaite absence d’ambition. Si bien qu’il est terrassier. La pioche et la pelle conviennent à ses grosses mains.
Terrassier ? Comme le père de Fred, son grand-père dont il n’avait sans doute jamais entendu parler… Comme Lepetit… Un travailleur manuel… Ce n’était pas pour déplaire à Barthélemy. Il résolut aussitôt de le revoir, de l’amener au militantisme.
— J’ai dit que tu n’avais rien à te reprocher en ce qui concerne Germinal, reprit Flora. Par contre, tu as tout à te reprocher en ce qui me concerne. Tu m’as abandonnée pour cette guerre dont tu n’es jamais revenu. Tu continues la guerre avec tous ces fous qui rêvent de mettre le feu au monde. Pourquoi, Fred, pourquoi ? Je n’arrive pas à oublier nos cavales. Belleville… Si tu m’avais aimée autant que je t’aimais, tu ne serais jamais parti.
— Tu sais bien que je ne suis pas parti volontairement. On m’a obligé à devenir soldat, comme les autres. Je ne me bats pas aujourd’hui pour mettre le feu au monde, mais pour qu’il n’y ait plus de boucherie.
— C’est faux, Fredy, tu es contaminé. Je le sais. Tu t’affirmes pacifiste et tu es
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