La mémoire des vaincus
désarmement, pour une déclaration de paix à l’univers, en réunissant à ses côtés Alain, Barbusse, Romain Rolland.
Fred se proposait de rencontrer un jour Victor Margueritte, si celui-ci voulait bien le recevoir. Pour l’heure, c’est Romain Rolland qu’il eût aimé visiter. Malheureusement, Romain Rolland habitait en Suisse. Faute de pouvoir lui parler, il lui écrivit et ce dernier répondit avec beaucoup de clarté à toutes ses questions. C’est à la suite de cette correspondance que Fred eut l’idée de publier une brochure consacrée à Romain Rolland. Alors que son livre, découpé en quatre fascicules, n’avait pas atteint son but, cette petite plaquette le rendit soudain, sinon célèbre, en tout cas connu. Mais on n’en lut pas plus Saturne dévorant ses enfants. Malheur aux mauvais titres ! Saturne n’était pas d’actualité ; Romain Rolland, oui. En réalité, le nom de Romain Rolland, sur la couverture de la brochure, tirait celui de Fred Barthélemy de l’obscurité.
Il faut dire que le portrait que Fred brossait de l’auteur de Jean-Christophe différait totalement de l’image pieuse aquarellée sans relâche par les hagiographes du parti communiste. Fred racontait comment Henri Guilbeaux manigançait pour que Romain Rolland se déclare en faveur de la Révolution bolchevique et que, contrairement à ce qui se répétait toujours, le fameux texte de Rolland, Salut à la Russie d’être libre et libératrice, n’approuvait pas du tout les bolcheviks, puisque antérieur à la prise du pouvoir d’octobre 1917. Le manifeste de Romain Rolland, datant du mai 1917, ne saluait donc que le gouvernement provisoire, menchevik, de Kerenski. Si Romain Rolland s’était associé à Henri Barbusse pour fonder un Comité antifasciste international, il n’en rendait pas moins le communisme responsable du fascisme. Dans une lettre à Fred, que celui-ci citait avec l’autorisation de Rolland, ce dernier écrivait : « Porteur de hautes idées, ou plutôt (car la pensée n’a jamais été son fort) représentant une grande cause, le bolchevisme l’a (les a) ruinée par son sectarisme étroit, son inepte intransigeance et son culte de la violence. Il a engendré le fascisme, qui est un bolchevisme à rebours. »
La presse de droite épingla une telle déclaration. Celle de gauche écuma de rage, criant à la supercherie. Mais Romain Rolland n’opposa pas de démenti. Qui était donc ce Fred Barthélemy ? Des journalistes ouvrirent une enquête. Ils trouvèrent vite ses antécédents politiques, son séjour à Moscou, sa connivence avec le Komintern. On tenta de le circonvenir. On lui offrit de collaborer à des journaux anticommunistes. Il refusa. Il ne collaborait qu’au Libertaire. Ou bien s’exprimait par la voie de ces petites brochures que le libraire-éditeur de la rue Delambre finissait par vendre convenablement.
Fred démontrait que Romain Rolland condamnait la violence au service de quelque cause qu’elle soit, qu’il n’approuvait pas Lénine, mais Gandhi. Voulant rester « au-dessus de la mêlée », il évitait non seulement de s’inscrire à un parti, mais même de patronner Clarté, la revue de Barbusse. Comme Fred l’interrogeait à propos de la dictature du prolétariat, Romain Rolland répondit : « Elle remplace une injustice par une autre injustice. C’est une substitution, entre deux abus de pouvoir. Terreur blanche, terreur rouge, se valent dans mon mépris ; elles déshonorent également ceux qui s’en servent. »
L’Humanité se tira d’affaire en affirmant que ce Fred Barthélemy était un imposteur et un faussaire, que Romain Rolland ne le connaissait pas, qu’il s’indignait qu’on lui fasse tenir de tels propos.
Quelques jours plus tard, chez Renault, passant sous un pont roulant, une poulie se détacha et tomba à quelques décimètres de Fred. Les ouvriers, penchés sur leurs établis, ne bronchèrent pas. Fred comprit que la guerre, à l’usine, venait de lui être déclarée.
Lorsqu’il quittait son chantier, le soir, Fred aimait acheter L’Intransigeant à un vendeur à la sauvette. Journal à grand tirage, L’Intran le reposait de ses lectures politiques. Les articles se complaisaient dans les faits divers, les crimes, les accidents et une kyrielle de catastrophes qui, pour Fred, paraissaient beaucoup moins graves que l’avènement de Staline. Cette fois-ci, un titre l’accrocha : la mort d’un peintre, à
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