La mémoire des vaincus
Fred accompagnait Delesalle dans son domaine. L’émotion, devant tous ces livres, le souvenir du premier bouquin lu dans la librairie de la rue Monsieur-le-Prince, ce refuge que représenta toujours la boutique pour les deux enfants fugueurs, tout cela lui montait à la gorge, l’étouffait un peu. Il avait honte de l’ingratitude qui lui faisait négliger souvent ses amis Delesalle, alors que ces derniers se tenaient toujours prêts lorsqu’il avait besoin d’eux ; témoins de son mariage avec Claudine comme ils avaient été témoins de son amour de gamin pour Flora.
Sur les rayons de la bibliothèque, tous les auteurs révolutionnaires voisinaient, sans préoccupation de parti. Syndicalistes, anarchistes, socialistes, communistes, se côtoyaient là en paix, dans le plus parfait œcuménisme. Seuls se serraient à part, sur des étagères de bois peintes en rouge, les titres concernant la Commune de Paris. Ce « grenier » renfermait non seulement des pièces rares, certaines dédicacées, mais aussi des cartons contenant des collections de journaux aux titres effrayants : L’Hydre anarchiste, L’Émeute, La Misère. Paul Delesalle consacrait sa retraite à classer tous ses trésors ; les imprimés, mais aussi les lettres de « Monsieur Sorel », de Louise Michel, de Pelloutier.
Fred ne se lassait pas de découvrir des ouvrages, de les feuilleter. Il lui restait encore tant de livres à lire. Près de Sorel et de Péguy (quel éloge !) Delesalle avait placé les quatre brochures de Fred Barthélemy : Saturne dévorant ses enfants, reliées en un seul volume, devenues ainsi livre, vrai livre. Fred se mordait les lèvres pour ne pas sangloter devant une telle affectueuse attention.
Les deux hommes devisaient aussi, bien sûr, des événements politiques, de l’espoir qui se levait en Espagne, de Trotski exilé et de Staline triomphant qui reprenait à son compte toutes les idées de son rival après les avoir condamnées : syndicats instruments d’État, émulation socialiste des usines et des mines, mise en pratique du taylorisme, etc.
— Staline, disait Fred, applique en France le stratagème de Lénine qui ne cessait de jouer Trotski contre Staline et inversement. On a cru qu’il misait sur Doriot contre Thorez et finalement il nomme à leur place un troisième larron à la direction du Parti, que personne n’attendait.
— C’est un pion provisoire, répliquait Delesalle. Thorez gagnera la partie.
— Vous êtes loin de l’usine, Paul ! La popularité de Doriot est énorme parmi les ouvriers. Et s’il a conquis la mairie de Saint-Denis, ce n’est pas pour des prunes. Il en fera son fief.
Fred, Claudine et les petits retournaient à Billancourt désintoxiqués. Ils avaient pris un bon bol d’air, comme disait Claudine. Celle-ci retrouvait auprès de Delesalle cette atmosphère familiale qui lui manquait depuis qu’elle ne rencontrait plus ses parents. Malgré leur âge, malgré l’infirmité de Léona, malgré l’éloignement de Paris qui accablait parfois ces deux Parisiens, il émanait du couple Delesalle une impression de vie bien remplie, de vie réussie en somme, et même de bonheur.
C’est au cours d’un de ces après-midi de dimanche, que Paul Delesalle parla à Fred de Jean Vigo, ce cinéaste qui s’était fait remarquer par un court-métrage insolent : À propos de Nice. Il venait de réaliser un film que la censure interdisait, le considérant comme irrévérencieux pour la République des professeurs. Delesalle était invité pour une projection privée. Comme se rendre spécialement à Paris pour la circonstance lui pesait, il offrit à Fred son carton.
Fred n’allait jamais au cinéma. Le militantisme, la lecture, depuis peu l’écriture, l’absorbaient trop pour qu’il puisse dépenser du temps devant un drap blanc où des images tressautantes vous donnaient le tournis. Delesalle insista :
— Vigo, ça ne t’évoque rien ? Ah ! pendant un temps ce que tu as pu me tanner avec ton Vigo de Almereyda…
Vigo de Almereyda… Hubert (le premier Hubert, le disparu dans cette guerre que l’on appelait la dernière)… Vigo de Almereyda, le protégé de Caillaux et de Malvy, le pacifiste dévoyé, le suicidé pour raison d’État…
— Jean Vigo, reprit Delesalle, c’est le fils d’Almereyda.
— Nono ?
Fred se souvenait bien de l’enfant qu’Almereyda emmenait aux meetings, emmitouflé dans une couverture et, plus tard, du petit riche
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