La mémoire des vaincus
aussi, puiser parmi les intellectuels connus, y trouver des références qui appuient nos idées, qui nous aident à les diffuser dans des milieux inaccessibles avec nos faibles moyens journalistiques. Ne momifions pas Proudhon, Bakounine, Kropotkine, à l’exemple de leur Lénine exposé à la vénération des foules dans son cercueil de verre.
Passant de la théorie aux actes, il consacra un grand article à D.H. Lawrence, qui venait de mourir. La presse bourgeoise ne s’intéressait qu’à l’auteur scandaleux de L’Amant de Lady Chatterley. Barthélemy, lui, soulignait le pacifisme de Lawrence pendant la guerre de 1914-1918, qui s’associait à celui d’autres Anglais éminents : Lord Russell (limogé en 1916 de son poste à Cambridge), Bernard Shaw, Wells. C’est la guerre qui imposa à D.H. Lawrence son inquiétude politique. Et cette inquiétude politique, affirmait Barthélemy, le conduisit en luttant contre toutes les tyrannies de la collectivité à adopter de véritables positions anarchistes. Ne considérait-il pas l’armée comme un monstre-machine, l’État comme une « institution vulgaire » ? N’écrivait-il pas : « Le grand serpent qu’il faut détruire est la volonté de puissance : le désir qu’un homme a de dominer ses semblables » ?
De tels articles gratifièrent Fred Barthélemy d’une audience qui déborda largement le petit cercle libertaire et même celui des partis politiques.
Fred envoya bien sûr ses brochures antibolcheviques aux intellectuels qui lui semblaient devoir les comprendre. Trois seulement, sur une centaine, lui répondirent, le félicitant de son courage et le remerciant pour ses révélations : Alain, Victor Margueritte et Romain Rolland.
Il n’aimait pas beaucoup Alain, familier des bureaux du Libertaire. Avec ses cheveux bien peignés, séparés par une raie au milieu du crâne, sa cravate, sa chemise blanche, son complet noir, ses lunettes, son air de chanoine, Alain qui jouissait d’une réputation de grand philosophe au sein du parti radical-socialiste, lui donnait plutôt l’impression d’un prof besogneux rédigeant des platitudes. Dans ses billets hebdomadaires, ne bavardait-il pas interminablement à propos de l’honneur, de la lâcheté, du sacrifice, de la justice, de la violence, de l’ambition, sur un ton qui confinait au badinage ? De l’humanisme, peut-être, mais de l’humanisme professoral, pour ne pas dire de la discussion au café du Commerce. De la philosophie, ça, râlait Fred devant les camarades du journal, vous rigolez ! Comment une telle banalité a-t-elle pu hisser ce pauvre homme au niveau des philosophes ? Mais Fred n’allait pas se mettre à attaquer Alain qui, à chaque fois qu’il le croisait dans les couloirs du Libertaire, lui témoignait une admiration tellement exagérée qu’elle l’agaçait.
Par contre, Victor Margueritte l’intriguait. Il avait lu La Garçonne, le roman le plus célèbre des années 20, avec beaucoup de déception. C’est à cause de ce livre feuilletonesque, sans style, tout en dialogues d’une consternante médiocrité, que Victor Margueritte, accusé de pornographie, avait été radié de la Légion d’honneur. Pire, on l’incriminait de « calomnier la femme française » ! Fred enrageait en constatant que l’on ignorait en France les œuvres d’Alexandra Kollontaï, tellement plus hardies dans leurs propos sur la libération sexuelle féminine. Kollontaï ! Il pensait souvent à la belle Alexandra. Les journaux parisiens se servaient d’ailleurs de cette ambassadrice des bolcheviks, élégante, et qui traînait toujours derrière elle un parfum de scandale érotique pour critiquer une révolution prolétarienne mandatée en Occident par une coquette. Première femme au monde nommée « ambassadeur », Alexandra Kollontaï avait représenté l’U.R.S.S. en Norvège, puis au Mexique et en Suède. Depuis toujours adversaire de Trotski, au nom de l’opposition ouvrière, elle venait d’annoncer son allégeance à Staline. Il faudrait, se disait Fred, que j’aie le courage de traduire les écrits de la Kollontaï et les envoyer à Victor Margueritte. Mais où trouver en France les textes originaux ?
Si le romancier Victor Margueritte décevait Fred, par contre l’auteur pacifiste de l’ Appel aux consciences et de l’ Appel au bon sens l’intéressait fort. Victor Margueritte publiait ces manifestes contre le traité de Versailles, pour le
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