Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
Vom Netzwerk:
l’avantage de ne pas lui rendre la vie impossible chez Renault, ce qui se fût produit si ses collègues avaient connu son « forfait ». Certains entendirent sans doute parler d’un renégat du Komintern, payé par la bourgeoisie pour salir la patrie des travailleurs, mais Barthélemy n’est pas un nom rare et ils n’imaginèrent pas que cette « ordure » et leur gentil collègue ajusteur puissent être le même homme. Par contre, il fallut bien se dévoiler devant la famille de Claudine. Claudine emporta les brochures à son père, qui les lut, les rendit à sa fille.
    — Remballe tes torchons ! Ton mari avait l’air un peu bizarre, mais je n’imaginais pas une telle saloperie. Je te conseille de revenir chez nous. Vite. De toute manière, considère-toi déjà comme veuve. Il n’échappera pas aux balles dans la peau qui punissent les traîtres à la classe ouvrière.
    Claudine pleura un peu dans les bras de sa mère, qui sanglotait bruyamment, embrassa son paternel sur le front et revint à Billancourt, bouleversée.
    Elle ne comprenait pas Fred. Pourquoi lui cacher cette vie en Russie ? Pourquoi lui dissimuler ses idées ? Son appartenance au mouvement anarchiste la faisait frémir. Anarchiste et bandit, elle avait toujours cru ces deux mots synonymes. Pourtant Fred, ouvrier modèle, bon père de famille, mari attentionné, n’évoquait en rien un bandit. Restaient cette Flora qui ressemblait à une pute, ces rebelles qu’il rencontrait sans doute pendant ses absences de plus en plus répétées, ce voyage en Allemagne bien mystérieux.
    Le premier réflexe de Claudine ne fut pas de blâmer Fred, mais de craindre pour sa sécurité. Ce que disait son père était vrai. Les journaux parlaient souvent de traîtres abattus par des tueurs infiltrés de Russie. Et la police française ne traquait-elle pas les anarchistes ? Que pouvait-elle pour protéger Fred, pour sauver son bonheur, son amour ? Il ne lui venait pas à l’idée qu’il puisse changer, se renier. Il se révélait désormais tel qu’il était vraiment et elle se montrait bien résolue à affronter cette vie plus difficile, à se priver de ces dimanches familiaux si douillets, à ne plus voir ses parents ni son frère (car, lui aussi, maudissait Fred), à tout faire pour que rien ne bouge entre elle et lui, pour qu’il lui donne cette confiance qu’il n’avait pas osé lui accorder. Elle s’était souvent étonnée de sa mère, épouse d’un militant révolutionnaire. Elle admirait son dévouement. Maintenant, à côté de Fred, son père lui paraissait un révolutionnaire en peau de lapin. Ils étaient bien petits-bourgeois ses bons parents communistes. C’est elle qui allait dérouiller, avec un marginal comme Fred. C’était elle, l’épouse d’un vrai révolutionnaire. Elle s’exaltait à cette pensée. Non pas qu’elle se sentît une vocation au martyre, mais l’étrangeté de sa situation nouvelle l’époustouflait tant qu’elle finissait par en rire.
     
    Si les brochures de Fred n’eurent alors aucune influence dans la classe politique, elles le conduisirent néanmoins à nouer de solides liens avec l’Union anarchiste. Ses révélations, ses prises de position sans ambiguïté, levèrent la suspicion qui pesait sur lui. Les colonnes du Libertaire lui furent largement ouvertes. Dans les années qui suivirent, il usa de plus en plus abondamment de cette faculté de s’exprimer, devenant peu à peu l’un des hommes les plus en vue du mouvement.
    Était-ce par humour, était-ce par hasard, les réunions anarchistes, dans les années 30, se tenaient à l’Hôtel de Russie près de la porte de Clichy. Fred s’y rendait souvent. Il assistait aussi aux fêtes et aux meetings du Moulin de la Galette. Toutefois son principal objectif consistait à tenter de dépoussiérer la vieille organisation libertaire qui s’assoupissait dans le culte de ses ancêtres. Il ne faut pas tomber dans le travers des communistes, écrivait-il, pour qui toute parole de Marx est sacrée. Il faut désacraliser nos précurseurs, les replacer dans leur temps, ne prendre leurs théories que pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire des valeurs relatives, et chercher parmi nos contemporains des libertaires qui s’ignorent. Il rappelait le mot de Lénine : « les idiots utiles ». Trouvons aussi nos compagnons de route, concluait-il, et ne les considérons pas comme des idiots. Ouvrons-nous au monde des vivants. Il nous faut, nous

Weitere Kostenlose Bücher