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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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la steppe, les douze mille kilomètres de canaux creusés, les six mille kilomètres de voies de chemin de fer posés, le barrage du Dniepr, le plus haut du monde… Le Dniepr que Makhno et ses derniers cavaliers harassés traversèrent dans leur fuite vers la Roumanie, sur des barques de pêcheurs. Quelle transformation en effet ! Lénine n’avait apporté à la Russie que le marxisme, Staline, répondant au vœu le plus cher de Lénine, ajoutait au marxisme l’électricité. Quelle métamorphose dans ce pays ruiné, mais à quel prix ! Et pour prouver quoi ? Que les bolcheviks pouvaient administrer une nation, l’industrialiser, la militariser, aussi bien que les capitalistes ? Quelle dérision ! La Russie de Staline construisait ses pyramides, ses temples, ses cathédrales, plus hauts, plus beaux, plus dynamiques que les réalisations des pays capitalistes et cela confirmait que Staline était plus moderne que le tsar. Qui en doutait ? Et qui s’interrogeait sur ce que masquait cette superbe façade : les camps de concentration en Sibérie, les exécutions dans les caves de la Guépéou, la terreur érigée en système de gouvernement ? De tous les noms inscrits sur le testament de Lénine, un seul triomphait : ce Staline, pseudonyme qui se traduisait en français par l’Acier. L’Acier seul survivait à Lénine, l’Acier qui broyait tous les autres compagnons du « vieux », encore dans la mouvance du pouvoir (à l’exception de Trotski, fugitif, victime à son tour, comme tant d’autres de ses victimes errantes) mais qui se taisaient, qui n’osaient plus bouger le petit doigt, qui s’empressaient d’acquiescer aux décisions du nouvel Ivan le Terrible.
    Voilà ce qui fascinait Romain Rolland. Lui aussi se laissait gagner par la contagion. La Russie misérable et utopiste, dans laquelle avait vécu Fred Barthélemy, effrayait. La nouvelle Russie, puissante et réaliste, donnait confiance. Impossible de nier que (à part l’Espagne libertaire) toute la classe ouvrière d’Occident n’avait de regards que pour ce qui se déroulait à Moscou, que pour les réussites des plans quinquennaux, et qu’il ne fallait plus lui parler des échecs, des opposants, des sacrifiés. Rien n’aide mieux à vivre que de croire en une Terre promise. Le prolétariat occidental dégotait la sienne. Il n’aspirait plus qu’au Grand Soir, où il basculerait parmi les élus.
    En attendant, la crise économique amenait le chômage. Chez Renault, le salaire horaire, basé sur deux cent huit heures par mois, remplaçait le salaire mensuel. Fred participa à sa première grève. Grâce à celle-ci, ses contacts avec les autres ouvriers échappèrent à l’habituelle contrainte des découpages du temps liés à la production. Les militants cégétistes ramaient dur pour rameuter les adhérents. Fred, en parfait accord avec leurs revendications, se pointa pour demander sa carte. Entrer à l’intérieur de la C.G.T. n’était pas une mauvaise position. Il pourrait ainsi jouer un rôle de taupe. Approuver, lorsque les revendications seraient purement syndicales, comme maintenant ; infléchir peut-être la ligne, en tout cas chez Renault, si elle se politisait. Le délégué d’atelier qu’il contacta le prit par le bras, sans animosité, le guida vers un coin tranquille et lui dit en souriant :
    — Non, pas toi.
    C’était plus gentil qu’une poulie qui vous tombe sur la gueule. Mais le message restait le même. On savait qui il était. On le tenait à l’œil. Toutefois, pendant les débrayages, à part ce refus du délégué, d’ailleurs signifié dans la plus grande discrétion, Fred ne fut pas placé à l’écart, il trouvait enfin cette solidarité ouvrière, cette convivialité de classe, qui seules aident à supporter la grisaille de la vie prolétarienne. La répétition des horaires, la répétition des gestes, les salaires dérisoires, tout cela pèserait trop lourd si de temps à autre ne s’ouvrait la clairière de la grève. La grève, c’est l’utopie. C’est le temps libre. C’est la fraternité avec les copains. Le salaire est amputé, la gêne s’installe au foyer, mais pendant quelques jours, quelques semaines, dans l’atelier occupé, c’est la fête. Les machines ne produisent plus leur vacarme, les contremaîtres ne hurlent plus leurs ordres, les tapis roulants n’apportent plus les pièces à une cadence qu’il faut suivre, guettant la suivante, la suivante, toujours ;

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