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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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jureurs, ni avocats bâcheurs, ni chicanous, ni requins-de-terre, ni avoués, ni avocats et encore moins de prisons et de guillotines… On ne se bouffe pas le nez à tire-larigot, comme pourraient le supposer les pantouflards de France qui ont la venette dès qu’ils ne se sentent plus protégés par le tricorne du gendarme. On vivote en harmonie chez les Esquimaux et on y est aussi heureux que le permet le climat glacial. C’est même justement parce qu’il n’y a dans ce patelin ni gouvernants, ni jugeurs, ni accapareurs qu’on peut y vivre et endurer la froidure. »
    Pouget oublié, Pouget enterré, Fred décida de rencontrer Céline. Si ce nouvel écrivain, dont on parlait tant, pouvait remplacer la défection de Romain Rolland, quelle chance ! Dans la modernité de Céline, dans son délire incantatoire, dans sa langue parigote, dans son jeu de massacre de toutes les valeurs bourgeoises, il voyait un écrivain d’avenir.
    En attendant, il continuait de correspondre avec Victor Margueritte, dont il appréciait peu l’écriture, mais qui, incontestablement, était l’écrivain du présent. Aussi spectaculaire que fût la percée de Céline, son influence, comparée à celle de l’auteur de La Garçonne, paraissait dérisoire. Victor Margueritte, romancier le plus lu dans les années 30, vendait plus d’un million d’exemplaires de Femme en chemin. Son nouveau roman, Ton corps est à toi, partait en flèche pour battre tous les records de librairie.
    Victor Margueritte intéressait Fred pour trois raisons : parce que porte-parole du pacifisme intégral ; parce que ses théories féministes rejoignaient celles d’Alexandra Kollontaï ; parce que toutes les ligues patriotiques, toutes les ligues de vertu, tous les bureaucrates, tous les juges, tous les hommes de pouvoir le détestaient.
    Les va-t-en-guerre ne pardonnaient pas à ce fils de général (mort de surcroît en héros à la guerre de 1870) d’avoir écrit : « La guerre n’est pas l’honneur, mais la disqualification des patries. » Ou encore, ce qui paraissait confiner au parricide : « La mort guerrière n’est ni pieuse, ni douce. » Victor Margueritte ridiculisait toutes les âneries de Victor Hugo que la III e République faisait réciter aux enfants des écoles : « Mourir pour la patrie, c’est le sort le plus beau », etc. Même la Suisse avait interdit la conférence qu’il devait prononcer en février 1932 sur « Les femmes et le désarmement ». Fred Barthélemy publia ce texte dans la « Bibliothèque de l’Artistocratie » du libertaire Lacaze-Duthiers. Ce Lacaze-Duthiers, petit homme charmant, mais que Fred trouvait un peu ridicule parce qu’il s’obstinait à s’habiller « en artiste », à la manière des rapins du début du siècle : grand chapeau, lavallière, vêtements noirs ; sans doute pour justifier le titre de ses éditions par ailleurs si utiles.
    Puisque les hommes persistaient à frémir aux accents des tambours, ces tambours qui se mettaient à résonner sinistrement en Allemagne et en Italie, Victor Margueritte exhortait les femmes à observer « la grève des ventres », refusant de faire des enfants « tant que les Patries auront le droit de les assassiner ».
    Tous les hommes, du ministre au manœuvre-balai, souriaient de telles déclarations. La technique de la grève, d’apparence si virile, en tout cas menée alors presque exclusivement par les hommes, devenait à leurs yeux ridicule, appliquée à la sexualité. Ils détournaient cette forme de contre-pouvoir féminin vers la gaudriole. Fred et ses camarades libertaires de chez Renault, après s’être fait rembarrer par leurs collègues masculins en distribuant des tracts qui recopiaient les phrases essentielles de Victor Margueritte, ne s’adressaient plus qu’aux ouvrières qui lisaient ces papiers d’un air gêné, ou égrillard. L’un des tracts s’intitulait : « À toutes les femmes qui n’ont pas un cœur de louve, ou de chienne. » Bientôt les maris, les frères, les amants, menacèrent Fred et ses copains de leur casser la figure s’ils continuaient à distribuer de pareilles cochonneries.
    Pourtant le tambour, ces tambours de l’autre côté du Rhin… Erich Mühsam avait raison. Cet Hitler, dont il assurait à Barthélemy et à Durruti qu’il était le grand danger, le grand risque, conquérait le pouvoir en Allemagne. Ce parti nazi, caricature du socialisme et, comme tous les fascismes,

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