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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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un homme de guerre.
    Les spectateurs qui sortaient lentement du cinéma, par petits groupes, regardaient avec curiosité cette femme du monde et cet ouvrier qui discutaient avec tant de passion. Beaucoup connaissaient Flora, lui faisaient en passant un petit signe de la main, n’osant s’interposer.
    — Baskine est mort, lança Fred.
    — Cher Baskine… Je l’aimais beaucoup, tu sais. Seulement il est devenu jaloux. Je déteste ça. On ne me bouclera jamais, même avec une chaîne d’or. Tu as lu les journaux, l’histoire de mon nom écrit avec son sang. Quelle mise en scène ! Quel cabotin ! Une manière, bien sûr, de me récupérer, de proclamer à tout le monde que j’étais à lui. Et pour que personne n’en doute, il m’a légué son atelier, tous ses tableaux. Une fortune ! Je suis riche, Fred. Je ne voulais pas être la femme de Baskine, la Madame ; il s’est arrangé pour que je sois sa veuve. Il m’a bien eue.
    Elle rit, de son petit rire grêle d’adolescente, qu’elle conservait, comme cet air d’innocence qu’elle ne perdait pas, malgré son visage fardé.
    — Que fais-tu, Fredy ? Comment vis-tu ?
    — Je suis marié. Tu connais Claudine. Nous avons deux enfants. Je travaille chez Renault. Je revois souvent les Delesalle, retirés à Palaiseau.
    — C’est tout, Fred, tu n’oublies rien ? Tu as une vie aussi sage ?
    — J’ai rencontré de nouveaux camarades libertaires. Je milite avec eux. J’écris des articles politiques.
    — Ah ! Je me doutais bien que la maladie t’avait repris. Ce n’est pas Claudine que je déteste, bien qu’à cause d’elle je ne toucherai plus jamais ton corps, mais cette politique qui t’a éloigné de moi, ces livres qui t’ont conduit à tes mirages. Delesalle, Eichenbaum, Victor, oui, je les exècre tous !
    — Je t’ai tant cherchée, tant espérée, Flora, si tu savais ! Je demandais à tous les militants des nouvelles de Rirette, pensant te retrouver par son intermédiaire. Rirette ? La vois-tu ?
    — Disparue. Nous nous sommes quittées un matin à Belleville. Elle est partie à droite, moi à gauche et nos chemins ne se sont plus jamais croisés. Peut-être a-t-elle récupéré Victor ?
    — Victor est en Russie. On travaillait ensemble. Depuis, nous aussi, nous suivons des chemins séparés.
    — Allons, dit Flora, ne nous noyons pas dans la sentimentalité. Je me vengerai de ta politique, Fred, je deviendrai encore plus riche, si riche que tu me détesteras. Je serai une ennemie de classe.
    — Tu déconnes. Indique-moi plutôt où je pourrais rencontrer Germinal.
    Ils se séparèrent, sans s’embrasser, sans même se serrer la main. Fred chiffonnait nerveusement, dans une poche de sa veste, un papier sur lequel était inscrite l’adresse de Germinal.
     
    L’année 1932 fut morose. En février, Fred apprit l’arrestation de Durruti, déporté aux îles Canaries. La République espagnole glissait vers la droite. Déjà ! Plus triste que l’incarcération de Durruti, qui s’en sortirait encore grandi, survint la volte-face inimaginable de Romain Rolland.
    Comment Romain Rolland, hostile à un parti qui, disait-il, plaçait « la dictature et la violence à l’ordre du jour », optait-il soudain pour une défense inconditionnelle de l’ U.R.S.S. ? « Si l’U.R.S.S. est menacée, déclarait-il, quels que soient ses ennemis, je me range à ses côtés. » Entre Gandhi et Staline, Romain Rolland balayait soudain Gandhi et choisissait Staline. Comment Barbusse était-il arrivé à provoquer chez Rolland ce reniement ? Makhno avait-il raison qui lui répétait que l’on ne pouvait faire confiance à aucun intellectuel bourgeois ? Il mettait toutefois cette antipathie sur le compte de la rancœur que Makhno éprouvait à l’encontre de Voline qui lui dérobait ce qu’il appelait, avec une emphase qui gênait Fred, « sa gloire ».
    De Russie, parvenaient des informations consternantes. La mécanisation forcée, la paysannerie moyenne sacrifiée à la collectivisation, amenaient la famine dans les campagnes. La peste ravageait la population du Caucase. La jeune femme de Staline, Nadiejda Allilouieva, ne supportant plus l’atmosphère d’intrigues et de crimes qui entourait son mari, se suicidait d’une balle de revolver dans la poitrine. Mais les intellectuels occidentaux, toute la gauche, ne voyaient que la réussite des travaux spectaculaires : le combinat de Magnitogorsk qui s’élevait dans

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