La mémoire des vaincus
engendré par le bolchevisme (ainsi que le disait si bien Romain Rolland avant sa conversion), annonçait lui aussi une ère de terreur. Devant ces aigles brandies, ces drapeaux à croix gammée, ces défilés au pas de l’oie, le parti communiste allemand, le plus puissant parti communiste d’Europe, ce parti qui faisait rêver Lénine et Trotski et dans lequel ils voyaient l’avenir de la révolution mondiale, s’effondrait. Les masses, ces fameuses masses, sur lesquelles s’appuient les idéologues, l’abandonnaient pour écouter cet Hitler aux discours hystériques. Sans son socle populaire, le parti communiste allemand ne représentait plus rien. Une poignée d’irréductibles, de convaincus, de sacrifiés, confondue, dans les camps de concentration ouverts par le nouveau maître de l’Allemagne, avec les anarchistes, dont cet Erich Mühsam qu’ils avaient refusé de prendre au sérieux ; Mühsam arrêté par les nazis le 28 février.
Mühsam arrêté par les nazis, Durruti emprisonné en Espagne par la République. Tout recommençait. En pire.
Il semblait parfois à Fred Barthélemy, dans son étroit logement de Billancourt, dans l’ambiance douillette que savait y créer Claudine, qu’il assumait non seulement deux existences mais que son être se dédoublait dans un affreux déchirement. Depuis huit années, il appréciait cette vie conjugale sans histoires, dans laquelle il trouvait calme et bonheur. L’usine lui paraissait un prolongement de son foyer. Son métier lui plaisait. Il avait toujours autant de satisfaction à parfaire et à assembler les pièces de métal, à guider les tiges d’acier cylindriques des traceurs, à évaluer avec précision, au moyen du pied à coulisse, des mesures parfois inférieures au millimètre. L’élan qui emportait la classe ouvrière vers le communisme lui valait quelques algarades, son militantisme anarchiste et pacifiste quelques rebuffades, mais dans l’ensemble l’usine était une grande famille où l’on se querellait tout en se supportant assez bien.
Comme Mariette avait maintenant sept ans et Louis cinq, par les beaux soirs d’été il emmenait les deux enfants se promener en bord de Seine. Sur les pylônes plantés dans l’île Seguin, s’élevait une vaste plate-forme bétonnée sur laquelle se construisaient les futurs ateliers. Fred aimait cette activité, cette image du monde en marche, cette puissance de l’industrie. Il eût voulu qu’elle profite aux travailleurs et pas seulement aux patrons, comme à ce Louis Renault qu’il n’avait jamais vu, qu’aucun ouvrier ne voyait jamais, et qui, à cause de ce rôle de dirigeant occulte, de manitou intouchable, de seigneur, s’apparentait à une sorte d’ogre, de vampire.
La presse de gauche n’écrivait jamais le mot autrement qu’en modifiant la deuxième lettre : un saigneur. Un saigneur qui exploitait ses serfs, dans son fief. L’usine devenait une forteresse patronale, un bastion, une citadelle. Il est vrai que l’île Seguin, cimentée, qui se refermait comme une coque de navire, prenait une allure menaçante d’engin de guerre.
Fred regardait Mariette, marchant si sérieusement en lui donnant sa main potelée. Mariette, l’enfant du calme et de la vie douce, qui ressemblait tant à sa mère avec ses yeux noisette. Louis traînait un peu les pieds. Fred se disait qu’il devait l’aimer autant que Mariette, mais il n’y arrivait pas. Il ne savait pas pourquoi cette petite fille l’émouvait tant. Parce que, auparavant, il s’était trop peu occupé d’Alexis et de Germinal ? Peut-être, Alexis avait… combien ? Douze ans, déjà ! Sans doute parfait komsomol au foulard rouge, puisque formé depuis le berceau à un avenir de bolchevik modèle. Et Galina ? Kamenev ne passerait-il pas, lui aussi, un jour ou l’autre à la trappe ? S’était-elle démarquée d’un aussi encombrant patron ? Était-elle stalinienne ?
Deux vies ? Cette existence paisible à Billancourt et toutes ces tragédies qui remontaient de son enfance : Flora, Victor Serge et le Komintern, Voline et l’anarchisme… Toutes ces figures, au loin, menaçantes pour son bonheur, pour le bonheur de Claudine et des enfants. Toutes ces silhouettes qui l’appelaient avec de grands gestes, dont il lui semblait parfois percevoir les cris, des cris analogues à ceux de Makhno qu’il entendait en remontant l’escalier du sinistre immeuble de brique de Vincennes, Makhno que ses blessures
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