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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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l’usine devient humaine. Puisque l’on n’est plus rivé à son établi, on se rencontre. On se connaît enfin entre collègues. On discute. On chante. On organise soi-même ses horaires pour les piquets de grève. On participe à des meetings. On s’exprime. On parle enfin. C’est un torrent de paroles qui sort de toutes les bouches. Certains questionnaient Fred sur la Russie, puisqu’il y était allé, pourquoi on l’avait chassé ? Il s’efforçait de ramener ses réponses à des choses simples, exposant son admiration pour les premiers soviets, son opposition à la bureaucratisation du Parti, au militarisme de Trotski, à l’élimination des opposants. Il disait : « Formons un soviet chez Renault, mais ne le laissons pas récupérer par la C.G.T. Menons notre révolution nous-mêmes. Ne nous donnons pas de nouveaux maîtres. » Certains lui tournèrent le dos. D’autres le qualifièrent de trotskiste ; un comble ! Mais il vint aussi des libertaires. La grande industrie en comptait peu, mais que ceux-ci se manifestent rassura Fred. Ils décidèrent de fonder un petit groupe, de continuer leurs réunions après la reprise du travail. Eux que l’on qualifiait d’irréalistes savaient que le plus difficile n’est pas de décider une grève, mais de préparer ce que l’on accomplira après, une fois l’enthousiasme retombé, une fois les minimes augmentations de salaire obtenues, lorsque la laideur de l’usine et la monotonie du travail à la chaîne réengourdiraient les esprits. C’est à ce moment-là qu’on devait agir, prendre la balle au bond et la lancer plus loin, le plus loin possible, vers le plus de devenir.
     
    Fred rencontra Germinal. En effet énorme. Aussi grand que son père, mais avec des épaules, un torse, toute une musculature d’athlète. Invraisemblable que ce géant puisse être d’une blondeur aussi douce, avec ces mêmes yeux candides, ces yeux bleus de Flora ! Germinal revit son père sans animosité, et sans plaisir. Ils ne trouvaient pas grand-chose à se dire. Habitué à s’appuyer sur le manche de sa pelle, Germinal cherchait où poser ses énormes mains. Comme Fred lui avait demandé de le rejoindre au Libertaire, il regardait, ironique, cette activité des rédacteurs, des manutentionnaires, des livreurs, tous militants, tous empressés, tous joyeux, sifflotant, plaisantant. Ces gens lui paraissaient bien frivoles. Il s’en alla, sans vouloir accepter le dernier numéro du journal qui sortait de presse.
    Fred fut déçu, évidemment. Il eût aimé que Germinal lise ce périodique, où l’on parlait des grèves et des méthodes pour les dépasser en aboutissant à un vrai syndicalisme actif. Comme il consacrait par ailleurs une page au Père Peinard, une petite vanité lui faisait regretter que Germinal ne s’aperçoive pas de la place que son père occupait.
    Émile Pouget, mort l’an dernier, publiait au début du siècle des chroniques au vitriol sous le pseudonyme : le Père Peinard. Qui se souvenait que cet Émile Pouget avait été secrétaire général de la C.G.T., représentant la tendance anarcho-syndicaliste au début du siècle ? Ami de Delesalle et de Monatte, Émile Pouget s’était en effet retiré après la guerre de 1914. Du temps où il tenait sa librairie rue Monsieur-le-Prince, Delesalle le présenta un jour à Fred qui s’étonna de voir un vieux monsieur, de retour du marché, un gros sac à provisions à la main. Pouget avait une démarche un peu hésitante et le regard perdu dans on ne savait quel rêve. Beaucoup de revenants, beaucoup de fantômes, circulaient ainsi parmi les anars ; beaucoup de militants brisés, déçus, amers. Un dimanche, après le décès de Pouget (que Paul Delesalle avait fait enterrer au cimetière de Palaiseau pour disposer enfin d’un camarade, pas trop loin de chez lui) Fred demanda à Paul de lui retrouver la collection du Père Peinard.
    Par le style et par l’esprit, Émile Pouget lui rappela le roman d’un auteur nouveau qui venait de paraître et qu’il avait lu avec beaucoup d’enthousiasme : Le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline.
    Il recopia ce passage qui lui paraissait si proche du ton de Céline :
    « Ils sont bidards, les Esquimaux !
    « Ah ! oui, nom de Dieu, ils sont bougrement bidards, les Esquimaux ! Imaginez-vous qu’ils ne possèdent ni sergots, ni pandores, ni pestailles d’aucune sorte, pas même des mouchards de la secrète ! Ils n’ont ni

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