La mémoire des vaincus
l’admiration et l’affectueuse attention qu’il lui portait, ressemblaient bien parfois à quelque chose de filial. Dans les débats houleux auxquels ils participaient, Germinal ne quittait pas son père un seul instant, le protégeant des coups éventuels par son énorme stature. Il était à la fois son garde du corps et son copain. Fred se pointait comme contradicteur aussi bien dans les meetings du Front populaire que dans ceux du P.P.F. Ses dons oratoires, esquissés en Russie, prenaient maintenant une ampleur telle que chacune de ses interventions avait quelque chose d’inattendu et d’inoubliable.
Lorsqu’ils se levaient tous les deux dans une assemblée, le maigre et le gros, tous les deux dominant d’une tête la plupart des militants, il se produisait à chaque fois un murmure. À l’agacement de voir apparaître ces enquiquineurs, qui rappliquaient faire leur numéro, se mêlaient la curiosité, l’attente de ce que Fred allait exposer. On savait qu’il ne parlait jamais pour ne rien dire, chose exceptionnelle dans les réunions politiques ; qu’il apportait souvent des points de vue originaux, même s’ils exaspéraient par ce que l’on considérait comme des partis pris ; qu’il connaissait parfaitement la Russie et continuait à en recevoir des renseignements de première main puisqu’il était l’un des rares, parmi tant de russophiles, à lire couramment le russe.
Fred ne perdait plus de temps avec le menu fretin du communisme et du fascisme. Il n’attaquait que les gros poissons. Thorez et Cachin, Doriot et Marion. Il les acculait, les uns et les autres, dans leurs contradictions, dans leurs reniements. Il éprouvait un plaisir un peu pervers à mettre Cachin en déroute, rappelant combien Frossard (aujourd’hui ministre de l’Affront populaire), combien Frossard et Cachin étaient pitoyables devant Trotski si puissant. Il évoquait le passé antibolchevik de Cachin, le louait ironiquement d’avoir pressenti la trahison virtuelle de Trotski. La salle riait. Cachin finissait par partir en baissant la tête, sous les huées, l’air d’un vieux phoque avec ses moustaches tombantes. Doriot ou Thorez, l’un et l’autre redoutables débatteurs, lui donnaient plus de mal. Mais Fred arrivait quand même à couvrir la voix sonore de Thorez.
Si bien que militant sans parti, lié à cette minuscule Union anarchiste privée de son lustre d’avant-guerre, considérée comme si peu importante que, dans le défilé du 14 juillet de l’an passé, le préfet avait interdit que les drapeaux noirs se mêlent aux drapeaux tricolores et aux drapeaux rouges, sans qu’aucune composante du Front populaire ne s’offusque ; si bien que marginal et marginalisé, dépourvu de tout pouvoir réel, Fred parvenait néanmoins à dialoguer publiquement d’égal à égal avec des tribuns adulés comme Thorez et Doriot.
Il s’était fait un nom, Fred Barthélemy. Il ne représentait certes pas, à lui seul, l’esprit libertaire puisque, dans les meetings, Louis Lecoin et Sébastien Faure occupaient une aussi grande place. Les disciples de Proudhon et de Kropotkine restaient toutefois bien peu nombreux.
Peu nombreux en France, mais innombrables en Espagne. Le Frente popular espagnol, qui n’avait devancé le Front populaire français que d’un mois, ne ressemblait pas à son homologue en ce que les communistes staliniens y étaient distancés par les communistes indépendants réunis par Andreu Nin dans le P.O.U.M., et que les anarchistes représentaient la majorité, notamment en Catalogne. Fred reçut des nouvelles de Durruti, libéré quelques jours avant les élections de février. Il lui disait son enthousiasme, cette marée populaire issue de la C.N.T. et de la F.A.I. (Fédération anarchiste ibérique), la timidité du pouvoir bourgeois qui cherchait à composer avec elle.
Le 18 juillet, tomba la sinistre nouvelle : une insurrection militaire se dressait contre la République espagnole. Le 20, dans l’après-midi, Radio Barcelone annonçait que le peuple avait vaincu le fascisme. En soixante-douze heures l’État bourgeois et l’autorité militaire s’étaient effondrés. La C.N.T. et la F.A.I. tenaient seules la situation en main en Catalogne. Si bien que Companys, président de la Généralité de Catalogne, offrit à la F.A.I. la direction du gouvernement de Catalogne qui lui revenait de droit. Durruti refusa. Il lui paraissait plus urgent d’armer des milices et de se porter
Weitere Kostenlose Bücher