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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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l’internationale marxiste répondait maintenant une internationale fasciste. Le moment viendrait où ces deux avatars du socialisme s’affronteraient plus violemment qu’en paroles. Même si les paroles claquaient souvent comme des coups de feu. Dans un meeting de la Solidarité française, Jean-Pierre Maxence ne s’était-il pas écrié : « Si jamais nous prenons le pouvoir, voilà ce qui se passera : à six heures suppression de la presse socialiste ; à sept heures la franc-maçonnerie est interdite. À huit heures on fusille Blum. » Ce qu’approuvait Maurras : « Il ne faudra abattre physiquement M. Blum que le jour où sa politique nous aura amené la guerre impie dont il rêve contre nos compagnons d’armes italiens. Ce jour-là, il est vrai, il ne faudra pas le manquer. »
    Bravades suivies d’ailleurs d’un commencement d’effet puisque Blum, agressé boulevard Saint-Germain, fut hospitalisé en piteux état. Fred Barthélemy n’avait jamais proféré de semblables menaces de mort. Il n’avait insulté ni le président de la République, ni le président du Conseil, ni le ministre des Colonies. Il relatait seulement certains agissements indignes d’un pays qui se proclamait démocrate et civilisé, rappelant la devise de la République inscrite sur le fronton des édifices publics. Maxence et Maurras continuaient à injurier la République, à prêcher la guerre civile et lui, qui ne parlait que de paix et de fraternité, moisissait en prison. Normal.
    Il faut dire que Fred Barthélemy, en participant à une campagne anticolonialiste, se posait une fois de plus comme un empêcheur de danser en rond. Ce qui se passait aux colonies n’intéressait personne. Au moment où cinquante pour cent des travailleurs de la métropole subissaient un chômage partiel, où le chômage total prenait des proportions inquiétantes, où les défilés d’ouvriers sur les Grands Boulevards, casquette enfoncée sur les yeux, préparaient le « Grand Soir », où l’on voyait sur les Champs-Élysées des camions de femmes brandissant des drapeaux rouges, où la liste des « deux cents familles » se vendait dans les rues pour quarante sous – l’Indochine, le Congo et même l’Algérie se situaient sur une autre planète. L’Union sacrée qui s’organisait pour ou contre le Front populaire paraissait une tâche prioritaire. Fred avait voulu briser cette conspiration du silence observée par toute la classe politique en matière coloniale, se contentant, sans élever le ton, sans invectives, sans même émettre de jugement, de rapporter des faits indiscutables, relatés par des témoins. Le pire venait d’Indochine : colonnes d’Annamites réclamant du riz et liquidées à la mitrailleuse, ordres donnés aux légionnaires de ne pas s’encombrer de prisonniers, camps de concentration où la pratique de la torture à l’électricité était chose courante et la moins atroce. Dix mille Annamites morts suppliciés en 1933.
    Dans sa cellule, ces victimes lointaines l’obsédaient. Tous ces petits hommes jaunes grimaçaient, se contorsionnaient. Il lui semblait même entendre leurs cris. Mais il s’agissait des plaintes de ses voisins de taule. Bizarrement, sa vie en Russie alimentait moins ses cauchemars, que ses mois de guerre dans les tranchées des Flandres. Hubert, le premier Hubert, son compagnon d’atelier du temps d’Almereyda, Hubert disparu, mangé par la terre crayeuse, lui remontait perpétuellement à l’esprit. Son antimilitarisme, son pacifisme, n’eurent peut-être pas d’autre origine que cette révolte contre le sacrifice inutile de son ami.
    Peu d’informations s’infiltraient dans la prison, sinon déformées, furtives. On n’y lisait aucun journal. Le courrier était censuré. Seulement à l’heure de la promenade hygiénique dans la cour, où l’on croisait d’autres détenus, des nouvelles se colportaient. Ainsi Fred apprit l’avènement du Frente popular en Espagne. Lorsqu’il fut libéré, en mai, le Front populaire, vainqueur aux élections, formait aussi, en France, un nouveau gouvernement.
    Cette prise de pouvoir par la gauche, Fred l’avait déjà respirée en Russie. Il revoyait cette alliance contre-nature des bolcheviks, des socialistes révolutionnaires et des mencheviks, si semblable à cette conjuration française des communistes, des socialistes et des radicaux. L’expérience russe ne servait donc à rien ! Ces imbéciles de sociaux-démocrates

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