La mémoire des vaincus
tour de rôle La Marseillaise et L’Internationale. Un char fleuri les accompagnait, portant les bustes de Cachin et de Blum. Derrière, la masse des ouvriers arrivait en un flot énorme, hilare, levant le poing en signe de victoire. Ils se croyaient à la noce et ils participaient à un enterrement.
Dans les semaines qui suivirent, toute la presse de gauche ne parla que de la « mystique du Front populaire ». Fred, lui, répondait qu’il ne s’agissait que de la « mystification d’un Affront populaire ».
Le même processus qu’en Russie se renouvelait. Les soviets d’ouvriers avaient été seulement beaucoup plus rapidement confisqués en France. Cent vingt communistes clandestins chez Renault avant le gouvernement du Front populaire, sept mille communistes légaux après. L’encadrement réussissait parfaitement.
Fred et ses amis libertaires couraient de réunions en meetings. Salle Bullier, vélodrome Buffalo, Magic City, tout l’effort du Front populaire visait à tenir en main ces masses qui l’avaient un instant lâché. Pour les allécher, il organisait des fêtes, perpétuellement des fêtes, qui ressemblaient étrangement aux cérémonies rituelles de Moscou, de Berlin et de Rome.
Fred titra dans Le Libertaire : « Le régime hitlérien est un régime exécrable. Le régime stalinien est un régime au moins aussi exécrable. »
Ce parallèle impie lui valait à la fois l’hostilité des communistes et des fascistes. Quant à la gauche libérale et à la droite traditionnelle, elles considéraient Fred Barthélemy comme un simple d’esprit. Pourtant, plus il avançait dans ses raisonnements, plus il soulignait ces concomitances, ces coïncidences, entre l’extrême droite et l’extrême gauche, plus celles-ci lui paraissaient incontestables. Le premier parti réellement fasciste, le P.P.F., qui venait de se fonder, n’était-il pas dirigé par le grand homme de son beau-père communiste, ce Jacques Doriot qu’il avait reçu à Moscou ? Sur les sept membres du bureau politique du P.P.F., cinq ne sortaient-ils pas du parti communiste, dont ce Paul Marion qui, hier encore, donnait des cours destinés à former les militants bolcheviks à l’école de propagande de Bobigny ? Comment un Léon Blum, que l’on disait si intelligent, pouvait-il rester à ce point aveugle ? Il est vrai que même Delesalle trouvait que Fred exagérait.
— Enfin quoi, protestait-il, la gauche est au pouvoir !
— La prise du pouvoir par la gauche est un non-sens, répliquait Fred. La gauche n’a qu’une mission : talonner les gouvernants, pour leur arracher des progrès sociaux, pour leur rappeler sans cesse la devise de la République. Tout pouvoir, de par sa nature même, est oppressif. Donc la gauche doit refuser de prendre le pouvoir, sinon elle se renie.
Delesalle, découragé, levait les bras au ciel.
— Et les travailleurs qui croient le Grand Soir venu, qu’en fais-tu ?
— Il faut les soutenir. Oui, soutien inconditionnel aux travailleurs qui risquent fort de se laisser berner par les promesses des politiciens qu’ils élisent.
Mais qu’ont-ils donc, pensait Fred, à toujours s’embrigader, comme si la liberté leur faisait peur ? Le vieux Delesalle, retraité paisible, à peine délivré du parti communiste, ne croyait-il pas bon d’adhérer à la S.F.I.O. ? Il lui semblait parfois que Delesalle devenait plus sourd que Léona, dont la main en cornet ne quittait guère l’oreille. Si bien qu’il abandonnait ses dimanches à Palaiseau. Son activité politique l’accaparant de plus en plus, ses séjours à Billancourt se raccourcissaient aussi. Il n’y disposait que de peu de temps à accorder à sa femme et à ses enfants puisqu’il travaillait à ses traductions, seules ressources du ménage. Il lui arrivait même de ne pas rentrer chez lui, couchant chez des camarades, parfois même dans les bureaux du Libertaire, ou dans la petite piaule de Germinal.
Dans cette effervescence suscitée par le Front populaire, Fred retrouvait son activité débordante du temps où il collaborait avec Zinoviev. Germinal l’accompagnait partout. Ils étaient maintenant si intimement liés qu’ils en oubliaient, l’un et l’autre, leur parenté. Fred n’avait jamais pu se passer d’amis, de camarades. Beaucoup disparaissaient, mais d’autres surgissaient qui les remplaçaient. Germinal n’était pas venu dans sa vie comme un fils, mais comme un compagnon. Toutefois,
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