La mémoire des vaincus
en Aragon où les militaires continuaient le combat. La victoire anarchiste à Barcelone n’était-elle pas illusoire, de nombreux généraux se ralliant à ce Franco qui avait déclenché la rébellion ? En réalité la guerre civile ne faisait que commencer. Durruti demandait à Fred de le rejoindre.
Fin juillet, Fred accompagna Claudine et les deux enfants gare de Lyon où ils montèrent dans un de ces trains qui emmenaient les premiers vacanciers des congés payés vers les plages du Sud. Comme toutes les femmes de sa condition, Claudine n’avait jamais pris de vacances, n’avait jamais vu ni la mer, ni la montagne et n’avait aperçu de la campagne que quelques prairies dans la région de Palaiseau et d’Aulnay-sous-Bois. Au bonheur de découvrir ces loisirs dont on parlait tant, se mêlait le chagrin d’abandonner Fred sur le quai. Elle souhaitait ce départ et l’appréhendait. Les enfants ressentaient un besoin d’air pur. Pourquoi Fred ne les suivait-il pas ? Elle en comprenait bien les raisons, mais elle admettait mal qu’il fasse passer son activité politique avant ses devoirs de famille. Et pourquoi refusait-il le plaisir dont ces wagons bondés d’une foule joyeuse devenaient le symbole ? Comme le train sifflait, elle s’accrocha de toutes ses forces à son mari.
— Ne nous abandonne pas. J’ai peur.
— Repose-toi, ma grande. C’est toi qui t’en vas et tu dis que je t’abandonne. Faut pas charrier !
— Je n’aurais pas dû accepter de partir. Je ne serais jamais partie sans toi, si je ne savais pas que, de toute manière, tu vas t’en aller.
— Où ?
— Ne joue pas la comédie. Je sais bien que tu iras retrouver Durruti en Espagne. Je te sens déjà ailleurs. À quoi ça me servirait de lanterner à Paris ? Autant donner un peu de joie aux enfants.
Fred resta silencieux.
— En Espagne, il y a la guerre. Ne te fais pas tuer, Fred. Qu’est-ce qu’on deviendrait, tous les trois ?
— Tu serais une très belle veuve. Tu aurais de nombreux prétendants. Tu serais bien débarrassée de ce fou qui ne t’apportera que des ennuis. Ne crains rien. Je suis passé déjà à travers beaucoup d’embûches.
Le train siffla une nouvelle fois. Les employés fermaient les wagons. Fred poussa Claudine et les petits à l’intérieur du compartiment. Mariette pleurait. Louis, du haut de ses huit ans, le regardait, congestionné de fureur.
Quelques jours plus tard, après un voyage difficile, Fred, Cottin et Germinal rejoignaient Durruti à Bujalaroz, près de Saragosse.
Bien que les aléas de son existence l’eussent habitué à ne s’étonner de rien, Fred fut quand même surpris de voir son ami Durruti, l’exilé, le fugitif, métamorphosé, par un coup de baguette magique, en chef militaire d’une colonne de dix mille hommes. Il reçut les Français dans une cahute qui lui servait de poste de commandement. Vêtu d’une salopette brune, coiffé d’un calot à pompon, un revolver à la ceinture, il ressemblait peu au Durruti que Fred avait accompagné pour rendre visite au malheureux Mühsam. Le même sourire, toutefois, mais son visage s’était durci. Il accueillit Fred et ses compagnons avec enthousiasme et chaleur, voulut leur montrer immédiatement ses installations militaires. La précision des gestes, des emplacements, les ordres lancés en passant à des miliciens empressés, Durruti rappelait désagréablement Trotski, sans la morgue du « feld-maréchal », ni cet air de supériorité que les intellectuels bourgeois conservent en toute circonstance. Il demeurait homme du peuple, très simple, modeste. Seuls son passé, son énergie, lui donnaient cet ascendant sur la troupe qu’il entraînait.
— Te découvrir général me fiche un coup, dit Fred, Trotski a commencé comme toi et il a pris goût au pouvoir.
— Moi je le refuse. Je ne suis pas général. Les camarades m’ont désigné comme chef de leur colonne. Dès que nous aurons vaincu les fascistes, nous rentrerons chez nous. Nous ne sommes pas des soldats, mais des miliciens volontaires. Partout où nous pénétrons, notre première tâche est de distribuer la terre aux paysans. Nous ravitaillons la population en nourriture et en vêtements. Va dans les alentours, regarde les bourgades et tu verras que partout la colonne Durruti se mêle aux communautés villageoises. Non, Fred, je ne renie pas notre vieil antimilitarisme. Nous luttons contre les généraux rebelles. Nous luttons
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