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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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contre le militarisme qui trahit la République.
    Fred croyait réentendre Igor, lui disant à Moscou, en 1919 : « Nous devons apprendre à faire la guerre contre nos ennemis. Lorsque nous les aurons vaincus, nous détruirons la guerre à tout jamais et dissoudrons toutes les armées. » Hélas ! Hélas !
    Avec ses deux compagnons, Fred parcourut le territoire occupé par le détachement de Durruti. Sur les plus hauts édifices, flottaient des drapeaux rouge et noir, points de ralliement pour ces ouvriers agricoles, ces bergers, tous ces braceros qui arrivaient des territoires investis par les franquistes, gris de poussière, la peau foncée comme celle des Maures, poussant des mulets chargés de sacs et d’outres. Ils avaient parcouru de longs chemins, franchi des cols de montagne, traversé de nuit les lignes ennemies. Fourbus, les pieds tuméfiés dans leurs sandales de corde, dès qu’ils apercevaient les miliciens, ils agitaient leurs bâtons de marche ou leurs fusils de chasse et criaient : «  Salud  ! Salud  ! » Personne ne disait plus : «  Buenos días.  » Ce salut fraternel devenait le mot de passe de la République. Tout le monde se tutoyait et s’appelait camarade. Il semblait qu’un couvercle de fer ait été arraché soudain au-dessus de la péninsule Ibérique. Tous ces paysans, tous ces ouvriers, levés spontanément pour défendre leur gouvernement légal, se sentaient libérés d’une accumulation de siècles de servitude. Ils s’asseyaient en rond, autour des fusils mis en faisceaux et chantaient de vieilles chansons populaires auxquelles se mêlaient les refrains révolutionnaires qu’ils apprenaient en balbutiant. Cette assemblée de paysans et d’ouvriers, réunie pour faire face à une armée professionnelle parfaitement équipée, était à la fois émouvante et dérisoire. Une fois de plus, Fred voyait devant lui l’utopie ouvrant ses mains nues pour arrêter l’assaut des monstres.
    Comme ses miliciens, Durruti marchait en espadrilles, buvait seulement de l’eau, couchait sur la paille. Il aimait rendre la justice, à la manière des sages d’autrefois. Une bande de paysans, intégrée dans sa colonne, s’étant vantée d’avoir tué le cacique de leur village, qui était en même temps le maître de la terre, il les interrogea sévèrement pour savoir si celui-ci les maltraitait. « Non, répondirent-ils spontanément, non, il ne nous battait pas, mais il ne nous adressait jamais la parole. » La parole ? Le droit à la parole, voilà ce qu’ils revendiquaient.
    Germinal et Cottin restèrent avec Durruti. Fred revint seul à Barcelone secouée d’une agitation fébrile. Comparée à l’ambiance populaire bon enfant, naïve même, de la colonne Durruti, la capitale de la Catalogne semblait au bord de la panique. Toutes les églises incendiées, à l’exception de la cathédrale, leurs ruines calcinées ponctuaient la ville d’images lugubres. Des véhicules, peints en rouge et noir, passaient dans les rues à une vitesse folle, faisant beugler leurs klaxons. La plupart s’ornaient d’énormes lettres, hâtivement tracées : U.H.P., c’est-à-dire Unidos Hermanos Proletarios (Unissez-vous frères prolétaires). À la caserne, baptisée Lénine, de très jeunes hommes s’engageaient dans la milice du P.O.U.M. Drapeaux rouges des partisans d’Andreu Nin, drapeaux noir et rouge des partisans de Buenaventura Durruti, toutes ces étoffes, ces emblèmes, se balançaient dans le vent qui venait de la mer. Des haut-parleurs diffusaient des couplets de L’Internationale et de Hijos del pueblo (Fils du peuple). De grands portraits de Bakounine, de Lénine, de Jaurès, remplaçaient l’iconographie religieuse disparue. La ville, cette ville prospère et bourgeoise méditerranéenne s’était brusquement prolétarisée. On ne voyait dans les rues que des miliciens et des civils en bleu de travail. Pas un chapeau. Que des casquettes et des bérets basques. Sur les Ramblas, un homme sur trois arborait à l’épaule un fusil ; ce « camarade fusil » dont il ne se séparait jamais. Des patrouilles surveillaient les faubourgs. À l’entrée des hôtels, des magasins, des édifices administratifs, des sentinelles montaient la garde, on ne sait trop pourquoi. Les jeunes femmes, elles-mêmes, avaient abandonné leurs traditionnelles robes noires pour des salopettes de mécanicien. Tête nue, avec des fleurs dans les cheveux, un fusil à la bretelle, elles

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