La mémoire des vaincus
ne pressentaient pas que le petit parti communiste les dévorerait lentement, mais sûrement. Fred écrivit dans Le Libertaire un article sans équivoque. Non seulement il rappelait une fois de plus ce qu’il avait vécu en Russie, mais il dénonçait le Front populaire comme une invention stalinienne :
« Nous ne contestons pas que le parti communiste soutient le Front populaire, mais ce que le Front populaire ne remarque pas, c’est la manière dont il est soutenu : cette corde qui supporte le pendu. Le Front populaire c’est l’Union sacrée et l’Union sacrée c’est la guerre. »
Accompagné par Germinal, Fred faisait le tour des usines. Devant les grilles fermées, il improvisait des discours qui finissaient par attirer les ouvriers. Il leur disait de ne pas se laisser berner par les partis politiques, de constituer des soviets populaires comme au début de la révolution d’Octobre, en évitant que ces soviets ne soient ensuite récupérés par les bolcheviks. Il n’était pas toujours bien reçu. Les agents de maîtrise lâchaient les chiens-loups ou appelaient la police. Mais chez Hotchkiss les ouvriers l’acclamèrent et posèrent leurs outils. Puis ils le suivirent chez Renault. À leur tour, les métallos de Renault débrayèrent. Bientôt la grève s’étendit à toute la métallurgie, puis aux autres industries. Comme le souhaitaient Fred et ses amis militants libertaires, les travailleurs prenaient leur sort en main. Non seulement ils interrompaient le travail, mais ils occupaient les usines. Cette atteinte au « droit sacré » de la propriété provoqua une stupeur aussi grande chez les bourgeois que chez les leaders du Front populaire. Comment canaliser cette révolte prolétarienne spontanée, comment l’encadrer ? L’Humanité ne se décida à parler des grèves que neuf jours après la première et en recommandant à ses lecteurs « l’ordre, le calme et la tranquillité ». L’ancien secrétaire général du parti communiste, Frossard, redevenu socialiste et nommé ministre du Travail, préconisa l’emploi de la force. Les patrons, surpris par l’autodiscipline qui régnait dans les usines occupées, refusèrent. Les patrons, plus à l’écoute de leurs ouvriers que les socialistes et les communistes, on aura tout vu !
Surprise inouïe, aussi bien chez les bourgeois que chez les politiciens, à l’appropriation des biens patronaux ne succédait pas le saccage. Bien au contraire, dans chaque atelier, des groupes se constituaient qui se chargeaient du nettoyage et de l’entretien des machines. On ne touchait pas aux vivres des dépôts d’alimentation. On ménageait l’éclairage. Si l’on cassait quelque chose, on se cotisait pour le rembourser. Des femmes venaient retrouver leur homme, apportaient des victuailles, se mettaient à raccommoder et à coudre. Des services de garde et d’inspection, des corvées de nettoyage, s’instituaient. On créa même une monnaie, sous forme de jetons. Des orchestres s’installaient. Le dimanche, on chantait et on dansait dans l’usine. On improvisait des mélodrames sur des tréteaux. Les vieux ouvriers, résignés depuis qu’ils ne crevaient plus de faim, se montraient stupéfaits de la révolution pacifique qui s’accomplissait sans que les patrons et la police interviennent. Trois semaines de kermesse populaire. Trois semaines à se promener autour des machines silencieuses, à se rencontrer, à se connaître enfin libérés de l’entrave de l’établi. Trois semaines à se tenir debout, redressés, à prendre la parole, à se sentir des hommes auxquels cette usine, ces usines, appartiennent. Trois semaines de joies, de rires, de détente.
Et le 12 juin, dans L’Humanité, cet ordre de Maurice Thorez : « Il faut savoir terminer une grève. »
La permission est terminée. Inquiet des soviets d’ouvriers instaurés spontanément, Thorez cherchait par tous les moyens à les noyauter. Difficile avec des effectifs politiques aussi restreints : par exemple, chez Renault, cent vingt communistes, sur trente-huit mille ouvriers. Alors le plus simple, puisque les ouvriers ne sont pas joignables, consiste à négocier avec les patrons. Des patrons très bien disposés, qui acceptent les contrats collectifs, la semaine de quarante heures, les congés payés. Le 13 juin, Fred et Germinal, ébahis, virent sortir des usines Renault un camion dans lequel se tenaient des musiciens coiffés de bonnets phrygiens, jouant à
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