La mémoire des vaincus
s’enrôlaient dans les milices de Nin ou de Durruti. Si les casernes se remplissaient, par contre les magasins se vidaient. La viande, le lait, le sucre, le charbon, l’essence, manquaient. Des files se formaient devant les boulangeries. Pourquoi faut-il, se disait Fred avec tristesse, que la révolution apporte d’abord la pénurie ? Barcelone en 1936 lui rappelait déjà Moscou en 1919.
Il repartit en France dans un train presque vide. Sur l’autre voie, celle qui descendait vers le sud, les wagons bondés de miliciens roulaient lentement. Durruti avait chargé Fred de convaincre le gouvernement de Léon Blum de lui envoyer des armes. Pour l’instant, seul le Mexique assurait le premier approvisionnement des forces populaires. Réussiraient-elles à bloquer la poussée de la coalition des généraux ? Tout recommençait comme dans la Russie des lendemains d’Octobre. L’armée traditionnelle se rebellait. Il fallait créer une armée populaire pour défendre la révolution qui, sans ce sursaut, serait balayée. Cette armée populaire devrait assumer beaucoup de sacrifices, faire preuve d’abnégation, de discipline, pour tenir tête aux professionnels. Pire, il lui faudrait adopter de mêmes méthodes militaires, user de mêmes stratagèmes. Fred gardait confiance en Durruti. Mais Durruti n’était pas seul. La première insurrection victorieuse à Barcelone avait réuni spontanément les militants de la C.N.T., de la F.A.I. et du P.O.U.M. Maintenant, le gouvernement républicain, sauvé par les libertaires, organisait des régiments « légaux ». Fred avait remarqué sans plaisir, dans les rues de Barcelone, les officiers de la nouvelle armée républicaine, jeunes hommes vêtus d’uniformes kaki élégants, qui paradaient devant les terrasses des cafés.
Fred était morose. Il eût aimé rester avec Durruti. Mais Durruti réclamait son soutien à Paris. Germinal, qui l’accompagnait partout depuis un mois, lui manquait. À Billancourt, il trouva son petit logement vide. Claudine et les deux enfants n’étaient pas encore rentrés du Midi. Il ouvrit les paquets de journaux russes, arrivés en son absence. La stupeur l’étrangla, l’étouffa. Il repoussa les journaux, courut ouvrir la fenêtre. De l’air ! La respiration coupée, il suffoquait. Malgré tout, il ne pouvait s’empêcher de regarder la Pravda, d’essayer au loin de lire. En première page, les photos de Kamenev et de Zinoviev l’avaient frappé comme deux jets de pierre. Et ce titre, énorme : « Les traîtres Kamenev et Zinoviev fusillés. »
Fred examinait attentivement les photos de ces deux hommes qu’il avait si bien connus. Kamenev gardait son air de bureaucrate discipliné. Bien peigné, les cheveux tirés en arrière, portant bouc et moustache, il observait ses juges avec effarement, derrière son binocle. La Pravda citait ses dernières paroles : « J’adjure mes fils d’employer leur vie à défendre le grand Staline. N’ayant pas su vivre pour soutenir la Révolution, je suis prêt à la servir en mourant. » Que signifiait une telle platitude ? Fred se souvenait que, lors d’une de ses nombreuses interventions en faveur de militants anarchistes emprisonnés, Kamenev lui avait rétorqué : « Le gouvernement bolchevik ne peut se maintenir que par la terreur. » Eh bien, cette terreur, qu’il justifiait, l’abattait à son tour et il l’admettait.
Jugés « moralement responsables » de l’assassinat de Kirov, Kamenev et Zinoviev avouaient des crimes inimaginables. Fred essayait de lire sur les traits du visage de son ancien patron, ce qui avait pu l’amener à s’attribuer de tels forfaits. Vieilli, amaigri, Zinoviev écoutait le réquisitoire de Vychinski la tête baissée, les mains jointes. Le procureur osait cracher à la figure des deux plus anciens compagnons de Lénine : « Vous êtes une bande de contre-révolutionnaires fieffés, vous représentez l’avant-garde de la contre-révolution internationale contre l’avant-garde de la révolution mondiale ! J’exige, camarades juges, que ces chiens enragés soient fusillés du premier au dernier. » Zinoviev, s’accusant lui aussi de trahison, demandait comme une grâce d’être exécuté. Incroyable ! Ce Zinoviev qui avait bolchevisé les partis communistes étrangers, qui avait introduit le totalitarisme dans toute la vie de l’internationale, qui avait mis à Staline le pied à l’étrier, l’imposant au Parti contre
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