La mémoire des vaincus
généraux exécutés avec lui. Nos généraux nous trahissent bien, pourquoi ceux-là ne trahiraient-ils pas Staline ?
— Ils ont inventé des méthodes, répondait Fred. Vous verrez qu’ici aussi les poumistes vont confesser qu’ils sont les agents de Franco.
Cette fois-ci, Fred se trompait. Aucun poumiste ne reconnut ce que leurs bourreaux exigeaient qu’ils proclament. La N.K.V.D. était stupéfaite. Les poumistes mouraient sous la torture, mais ne parlaient pas. Ce qui réussissait si bien à la Loubianka échouait à la Casa del Pueblo.
Dans ce contexte apocalyptique, une excitation extrême intoxiquait Fred. Il ne dormait presque plus, courait de réunions politiques à une débauche de coucheries orgiaques. Avant de monter au front, les miliciennes s’envoyaient de plus en plus paroxystiquement en l’air. À la tension politique répondait une tension sexuelle, jamais assouvie. Une nuit, un jeune homme pâle, bouleversé, l’arracha aux bras et aux cuisses qui l’enserraient :
— Vite ! Viens vite ! Ils s’en prennent maintenant aux nôtres. Germinal est arrêté.
Fred se rhabilla en toute hâte.
— Où se trouve-t-il ?
— Avec d’autres camarades, appréhendés avec lui sur leurs positions de combat. À Santa Ursula, un ancien couvent à Vallmajor.
Fred forma un commando qui s’élança immédiatement à l’assaut de la prison. Les « bombes de la Faille » défoncèrent les portes. À l’intérieur, ils se heurtèrent à un grand portrait de Staline qui les regarda d’un air désapprobateur. Plus loin, ils découvrirent des cadavres d’hommes jeunes, pendus par les pieds. Leurs visages et leurs torses nus portaient les traces d’abominables tortures. Ils ne rencontrèrent aucun geôlier, aucun garde, aucune trace de Germinal. L’ Investigación était abandonnée.
Comment retrouver Germinal ? Fred apprit que la Guépéou s’était installée dans l’appareil d’État espagnol, au ministère de l’intérieur, sous le nom de Departamento especial de informaciones del Estado, paseo San Juan, numéro 104. Difficile de s’y présenter pour réclamer des nouvelles de Germinal. Ses chances d’en ressortir eussent été bien minces. S’ils avaient coffré Germinal n’était-ce pas pour l’attirer, lui, Fred, justement dans un piège ? Il ne sortait plus seul depuis les combats de rues, toujours entouré de jeunes camarades fortement armés.
Les prisons clandestines étaient certainement nombreuses. La Guépéou affectionnait particulièrement les caves, les garages, les derniers étages d’immeubles, tous les lieux où les cris des torturés s’entendaient moins. Il existait une prison clandestine au numéro 24 de la Puerta del Angel, trop solidement gardée pour qu’il puisse être question de l’investir. Ils tentèrent leur chance à Santa Barbara. Mais, là aussi, les cellules étaient vides. Enfin, pas complètement, il restait les religieuses, dont on avait ouvert les cercueils, des religieuses en décomposition, empestant le bâtiment. Impossible d’y demeurer plus de quelques instants. Un des miliciens qui accompagnaient Fred, tomba de saisissement en voyant un corps phosphorescent. Il lui avait semblé, par un de ces retours inattendus vers une croyance oubliée, qu’il s’agissait d’une apparition de la Sainte Vierge.
Contrairement aux poumistes, accusés de trahison (et par certains côtés c’était bien vrai ; ces marxistes-léninistes ne refusaient-ils pas la voie de Staline, la seule orthodoxe puisque celle du chef de l’Église) les anarchistes emprisonnés n’obtenaient pas le statut politique. On les inculpait tout simplement de vol, de pillage et d’assassinat.
En désespoir de cause, Fred s’adressa au consulat français. Il se prétendit en quête de son fils, volontaire dans les milices et arbitrairement arrêté, certainement par erreur. Le consul montra qu’il connaissait la musique, mais promit de tout entreprendre pour que ses deux compatriotes repartent en France au plus tôt. En effet, les poumistes et anarchistes étrangers, capturés par les communistes, n’échappaient au châtiment que si leur incarcération était connue à l’extérieur. Pour éviter toute complication, leurs ravisseurs préféraient alors les expulser. Il importait donc d’annoncer au Departamento especial de informaciones del Estado que le consulat français recherchait Germinal Barthélemy, que le consulat français le savait emprisonné
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