La mémoire des vaincus
pourquoi se gêner, la potence les attendait dans leur propre pays.
Germinal avait été enfermé dans un garage sans aération, avec d’autres hommes et des femmes. Un seul lavabo. Un seul W.C. Couverts de poux et de puces, privés de sommeil car les interrogatoires se poursuivaient la nuit, et s’ils s’assoupissaient, le jour on les réveillait brutalement pour les conduire de nouveau « à la question », les prisonniers se trouvaient confrontés à des demandes stupides, absurdes, auxquelles ils devaient néanmoins répondre. Leurs tortionnaires voulaient absolument leur faire avouer qu’ils étaient des espions, réclamaient la liste de leurs camarades impliqués dans quel complot ? Germinal, depuis son arrivée en Espagne, n’avait eu d’autre activité que combattante, ne quittant pratiquement jamais le front. Comment aurait-il pu inventer la moindre liste ! Si combattre Franco, pour les communistes, équivalait à de l’espionnage, d’accord il était un espion.
— À quoi ressemblaient tes flics ? demanda Fred.
— Pas d’Espagnols. J’ai repéré un Russe, un Hongrois, un Allemand. Le chef de la prison parlait allemand avec les camarades teutons, mais avec un fort accent russe. J’ai eu le temps de m’habituer à tous ces accents.
— Détaille-moi cette ordure.
— Grand, fort, avec une tignasse noire et un nez plat de boxeur. Il y avait aussi un Polonais, petit, avec une raie au milieu des cheveux, toujours pâle, très nerveux. Pourquoi ? Tu voudrais que je te les présente ?
— J’en ai tellement vu, en Russie, de ces maudits types. J’essaie de les repérer. Faudra bien qu’un jour on se décide à les empêcher de nuire.
— Les interrogatoires commençaient toujours de la même manière, reprit Germinal. Ils disaient : « Vos affaires marchent mal. Vos amis ont tout avoué. Vous savez que vous ne pouvez rien contre nous. Vous savez que vous ne sortirez jamais vivant de cette maison. » Ils jetaient un revolver sur la table. Comme on ne répondait pas, ils prenaient le revolver et vous l’appuyaient sur la tempe. Parfois, ils tiraient en l’air, pour faire croire à un début d’exécution. Une fois, on m’a emmené en dehors de Barcelone, les yeux bandés, dans une bagnole, encadré par des flics qui me serraient entre eux le plus fort possible, comme pour m’écraser. Ils m’ont conduit sans doute dans un bois car j’ai senti une odeur d’écorce et de feuilles. Ils ont dit qu’ils allaient me descendre. Mais, là encore, ils ont tiré en l’air et nous sommes revenus dans la cave. Je les entendais causer en français, avec leur maudit accent russe : « Demain, nous aurons le temps de tuer ce chien. » Quand ils m’ont crié que j’étais un « maquereau d’anarchiste », un fils de salaud, un fils de traître, j’ai compris alors que c’est toi qu’ils cherchaient. Ils m’ont enfermé dans une armoire de fer, haute d’un mètre. J’y suis resté trois jours accroupi, sans manger…
— Tais-toi, bafouilla Fred.
Toutes ces épreuves de Germinal, il les ressentait dans sa chair, où chacune de ces tortures s’enfonçait jusqu’à l’os. Dans le compartiment, les autres passagers qui ne comprenaient pas le français, n’écoutaient pas leur conversation. Ils parlaient entre eux, très fort, gesticulaient, tout à l’excitation de leur émigration vers la France. Dans certains wagons, on chantait Bandera roja ou Salud, Milicianos de España. Ces paroles et ces airs, qui arrivaient par bribes, paraissaient à Fred douloureusement dérisoires.
Il se trouva soudain très seul, exclu de cette communauté de fugitifs. Germinal s’était endormi, affaissé contre la paroi du wagon, ballotté par les cahots du train. Fred ne le quittait pas du regard. Il regrettait toutes ces années vécues sans lui. Maintenant, il le ramenait en piteux état, mais il le ramenait. Cette révolution loupée avait failli le lui prendre, comme l’autre, celle de Moscou, lui prit Alexis. Saturne dévorant ses enfants. Oui, toujours, mais dévorant aussi les enfants des autres. Délire que de se jeter toujours sur la poitrine de l’ogre ! Fred, qui ne pleurait jamais, renifla des larmes qui coulaient sur son visage.
Fred avait abandonné Barcelone en proie à la folie. Il arriva dans un Paris en pleine démence. Ces intellectuels bourgeois, dont se défiait tant Makhno, adoptaient, quant à la guerre d’Espagne, au nazisme, au stalinisme, des
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