La mémoire des vaincus
Guépéou, devenue N.K.V.D., sut-elle par quel processus Nin fut averti du danger qui le menaçait ? Sans doute, puisque les premières punitions tombèrent sur les anarchistes. D’abord le philosophe Camillo Berneri, lacéré à coups de couteau devant le palais de la Generalidad ; puis son compatriote Barbieri, assassiné par la police sur les Ramblas. Tous les deux anarchistes italiens. Pour montrer la solidarité entre l’armée et la police, douze jeunes anarchistes furent parallèlement tués à la caserne Karl-Marx.
Renvoyés dans l’opposition, d’où ils n’auraient jamais dû sortir, le P.O.U.M. et la F.A.I. subirent alors les accusations du parti communiste. Accusations qui trouvèrent un large écho dans l’opinion, lassée des désordres, des restrictions, de cette guerre civile qui n’en finissait pas. Le parti communiste ne soutenait-il pas que le P.O.U.M. et la F.A.I. désorganisaient la production, semaient le défaitisme, déclenchaient une insurrection pour détruire le Frente popular et établir leur dictature ? Tous les correspondants étrangers relataient ces calomnies comme véridiques. Des affiches apparaissaient sur les murs de Barcelone : « Le P.O.U.M., avant-garde du fascisme dans l’Espagne loyale. » En même temps, le bruit courait que Juan Negrin, ce socialiste de droite allié aux communistes, venait d’envoyer secrètement en Russie les réserves d’or de la Banque d’Espagne. Où était le défaitisme ?
Le 16 juin, sous prétexte de complot fasciste, Negrin mit le P.O.U.M. hors la loi. Dans la nuit, les arrestations massives de militants s’opérèrent d’autant plus facilement que les milices combattantes immobilisaient au front quarante mille poumistes. Nin fut arrêté à Barcelone comme « agent de Franco » par la police russifiée dépêchée spécialement de Madrid. Le parti communiste ibérique profita de la liquidation du P.O.U.M. pour se débarrasser en même temps des trotskistes. Alors que tout trotskiste infiltré dans le P.O.U.M. et découvert était immédiatement exclu, le P.C.I. se complut à faire l’amalgame entre poumistes et trotskistes. Et entre trotskistes et anarchistes pendant qu’ils y étaient. Sloutzky, chargé par Moscou de former la police secrète espagnole sur le modèle de la Guépéou, proclamait maintenant sans vergogne : « Quant aux anarchistes et aux trotskistes, même s’ils sont aussi des soldats antifascistes, ils sont nos ennemis. Ce sont des contre-révolutionnaires et nous devons les détruire jusqu’aux racines. »
Un tribunal spécial d’espionnage fut formé pour juger le P.O.U.M. Negrin osa l’informer que l’armée exigeait la peine de mort pour les accusés et qu’il était nécessaire de donner satisfaction à l’armée. Comme les jurés rechignaient, il menaça : « Il me faut la condamnation de ces hommes. Si besoin est, je prendrai parti pour l’armée contre le tribunal. De hautes raisons de politique internationale m’obligent à vous demander ce sacrifice. »
Fred et ses camarades de la F.A.I. et de la C.N.T. s’épuisaient à crier leur indignation. Dans un des nombreux meetings où ils essayaient de réveiller les consciences, Federica Montseny compara la tyrannie de Staline à la tyrannie des tsars. C’était bien temps ! Ils proclamaient l’innocence de Nin, exigeaient des éclaircissements sur sa disparition, cependant que dans un rassemblement communiste, Dolorès Ibarruri, la Pasionaria, formulait cette infamie : « Il vaut mieux condamner cent innocents que d’absoudre un seul coupable. »
À Moscou, parallèlement au procès du P.O.U.M. à Barcelone, s’ouvrait une nouvelle inculpation, celle de l’état-major de l’armée rouge, accusé de forfaiture au profit de l’Allemagne. Toukhatchevski, le tout-puissant maréchal, celui qui, avec Trotski, créa l’armée populaire victorieuse de la contre-révolution tsariste, celui qui mata l’insurrection de Cronstadt, coupable de félonie, impossible !
— Ou plutôt si, disait Fred à ses camarades ébahis, Toukhatchevski a bien trahi, mais il y a vingt ans, en 1917, lorsque lui, un aristocrate, un officier du tsar, se mit au service des communistes. Il n’a pas trahi Staline, il a trahi sa caste d’origine. Le tsar assassiné se venge aujourd’hui en le faisant fusiller pour un crime qu’il n’a pas commis.
— Mais il a avoué, rétorquaient les camarades de Fred ; ils ont tous avoué, les sept autres
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