La mémoire des vaincus
sa vie frêle dans les caves de la Loubianka.
— Federica, avant de nous séparer, une question m’obsède. Pourquoi avez-vous cédé à l’appel du pouvoir ? Pourquoi ne t’es-tu pas souvenue, toi, une femme, de l’expérience de Louise Michel qui s’écriait après la chute de la Commune de Paris : « Le pouvoir est maudit, c’est pourquoi je suis anarchiste » ?
Federica Montseny, emmitouflée comme une vieille, paraissait en effet, dans son échec, dans son chagrin, une aïeule. Pourtant, elle n’avait que trente-deux ans. Elle répondit à Fred, comme si elle récitait, parce qu’elle se l’était déjà si souvent avoué, si souvent rabâché :
— L’an dernier (c’est seulement l’an dernier) il n’était plus nécessaire de détruire l’État, écroulé de lui-même. Nous nous trouvions dans une situation anarchiste exemplaire. Les organisations ouvrières et paysannes assuraient la continuité de la vie communautaire. La C.N.T. majoritaire maîtrisait tout le mouvement syndical. La colonne de Durruti galvanisait les miliciens. Nous tenions tête à Franco. Nous tenions tête à tous les partis républicains. C’est à ce moment-là que nos militants furent pris de panique. Nous avons tous été pris de panique. L’État détruit se révélait comme un vide, un gouffre, qu’il fallait combler avec d’autres structures qui n’existaient pas, que nous n’avions pas préparées. Les relations internationales, la guerre moderne, tout cela nous surprenait soudain, dans toute son urgence. Comment se dispenser des tâches qui relevaient classiquement de l’État ? D’où l’acceptation provisoire d’un gouvernement républicain qui ne jouerait qu’un rôle de façade, le mouvement syndical que nous contrôlions entièrement possédant la puissance. Mais cet État provisoire devint vite un État définitif. Les communistes, se faufilant par la porte de service, quelques mois plus tard occupaient les salons. Maintenant ils gardent la porte d’entrée, après nous avoir fichus dehors.
— Tu te souviens de notre conversation lorsque tu étais encore camarade ministre ?
— Je ne t’ai pas répondu comme je l’aurais voulu. Pourtant, j’avais compris que l’on ne pouvait pas à la fois être dans la rue et dans le gouvernement. Nous étions dans le gouvernement et la rue nous échappait. Nous perdions la confiance des travailleurs et l’unité du mouvement s’effritait. Quand, en mai, après les affrontements, j’ai quitté le gouvernement pour rejoindre la rue, mon soulagement fut immense. Je m’étais vite aperçue que nos camarades, égarés hors de leur milieu propre, s’intoxiquaient de gouvernementalisme avec une rapidité navrante. Nous devions accepter des postes de chefs de corps d’armée, de chefs de police, de directeurs de prison, de commissaires politiques. À chaque fois, nous abandonnions un peu plus de notre raison d’être. Mais quoi, on ne gagnera pas la guerre en se contentant de défiler dans les rues, le poing levé, en criant : No pasaran.
— On bute toujours sur la guerre et la nécessité de vaincre les ennemis de la Révolution. En Russie, c’est aussi la guerre civile qui a provoqué l’abandon des principes libertaires par les meilleurs de nos camarades, et qui m’a fait, moi-même, collaborer trop longtemps avec les bolcheviks. Je suis mal placé pour t’en vouloir, Federica. J’essaie seulement de comprendre pourquoi tout recommence toujours pareil.
Ils se donnèrent l’accolade. Federica, à la forte stature, ressemblait à un grand oiseau. Elle se blottissait frileusement dans un immense châle qui se rabattait sur ses épaules, comme ailes brisées.
Dans le train qui roulait lentement vers Perpignan, chargé d’une foule d’hommes et de femmes qui s’y entassaient avec leurs balluchons, leurs innombrables valises, leurs mioches ; dans un compartiment sentant l’ail et la sueur, Germinal racontait à Fred comment la police politique vint l’arracher aux tranchées qui défendaient Madrid, sans explication ; comment il avait été transporté à Barcelone, emprisonné avec d’autres volontaires étrangers : des Polonais, des Allemands, des Autrichiens. Les Américains et les Anglais, arrêtés la plupart dans les rangs des Brigades internationales, étaient rapidement expulsés ; ressortissants de pays trop puissants pour risquer d’inutiles complications. Quant aux Allemands et aux Autrichiens antinazis,
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