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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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illégalement et réclamait sa libération. Il fallait devancer de vitesse une exécution sommaire, une « disparition ». On disparaissait beaucoup dans les prisons espagnoles. Nin, lui-même, avait disparu. Évadé ? Les communistes allaient jusqu’à dire qu’il s’était réfugié chez Franco.
    Un matin, de très bonne heure, la sonnerie du téléphone arracha Fred à une de ses appariades. Le consulat l’informait que son fils venait d’arriver dans les bureaux. Il s’y rendit aussitôt.
    Germinal était à tel point amaigri que ses vêtements, trop amples, pendouillaient sur son corps, comme des sacs vides. Dégonflé, il ressemblait à son père. Ce dernier, stupéfait par cette métamorphose, lui demanda stupidement :
    — Quel âge as-tu donc ?
    — On n’a pas d’âge quand on émerge de l’enfer !
    Mentalement, Fred établissait le compte, renvoyait Germinal dans son enfance à Belleville, avec Flora. Cet énorme poupon, soudain hâve, déguenillé, barbu, paraissait moins grand. Ses yeux bleus (les yeux de Flora) étaient extrêmement pâles. Il titubait de fatigue.
    — Es-tu blessé ? T’ont-ils torturé ? As-tu besoin d’un médecin ?
    — Ils torturent les Espagnols comme dans ces histoires de l’inquisition. Les tenailles, le fer rouge, les pendaisons par les poignets ou par les pieds, tout l’attirail de ces supplices que l’on a vus, tu sais, dans ces tableaux du Prado avant qu’on les mette à l’abri. Mais les étrangers, non, on ne les torture pas dans leur corps. Seulement dans la tête. Ça ne laisse pas de trace. C’est peut-être pire. On ne peut même pas hurler, comme ceux qu’on écorche. On est écorché dans la tête.
    Germinal, étendu sur un lit de camp, parlait lentement, cherchant ses mots.
    — On va partir tous les deux, dit Fred, repose-toi.
    — Partir où ?
    — En France. À Paris. On s’en retourne.
    — Ne fais pas ça pour moi. On doit continuer à se battre ici. C’est maintenant que ça devient grave.
    — Repose-toi, mon gars. Dors un bon coup. L’Espagne, pour nous, c’est fini. De Paris, on aidera encore nos camarades. On n’a pas fini la lutte, va. Ça ne sert à rien de rester à Barcelone pour s’offrir au massacre.
    Il étendit une couverture sur Germinal, qu’il borda soigneusement. Il se sentait père, père de ce camarade brisé, dans lequel il avait du mal à reconnaître l’enfant de Flora. Ce sentiment paternel, qu’il n’avait éprouvé que pour Mariette, voilà qu’il se reportait sur ce fils et qu’une tendresse, un amour violent, le submergeait.
    Germinal s’endormit. Il le confia au consul, lui demandant de préparer leur voyage pour le lendemain, désirant auparavant saluer une dernière fois Federica Montseny.
    Il y avait eu les « anarchistes de tranchées » dont se moquait Lénine, ces militants de la génération de Jean Grave qui succombèrent aux sirènes de l’Union sacrée. Il y avait eu les anarchistes ideiny, ces collaborateurs des bolcheviks, parmi lesquels Fred se laissa circonvenir. Il y avait maintenant en Espagne ces « anarchistes de gouvernement », eux aussi blousés, ridiculisés. Fred éprouvait contre eux une sorte de haine, leur imputant la responsabilité de l’effondrement du mouvement libertaire. Il les accusait d’avoir, comme les ideiny, donné le pouvoir aux bolcheviks. Homme de l’appareil à Moscou, pendant trop longtemps, il aurait dû commencer par s’accuser lui-même. Mais les contradictions de la Révolution espagnole lui faisaient oublier ses propres contradictions. Parmi les anarchistes ministres (ex-ministres) il gardait néanmoins une indulgence pour Federica Montseny. Avant de quitter l’Espagne à jamais (car, pour lui, aucun doute, la victoire irait à Franco ou à Staline) il avait envie de discuter avec elle, d’essayer de comprendre comment, à chaque fois, la liberté était outragée. Pourquoi les hommes qui défendaient cette notion étaient vilipendés. Pourquoi, finalement, la révolution qui s’opérait au nom de la liberté, n’avait rien de plus pressé que de la supprimer dès qu’elle obtenait le pouvoir.
    Federica Montseny, inconsciemment, déjà, portait le deuil de l’Espagne libertaire. Comme ces femmes enveloppées de noir du théâtre de Lorca, elle ressemblait à une veuve. Dans son air sévère, ses yeux passionnés, son angoisse, elle rappelait Marie Spiridonova, cette Marie Spiridonova qui, depuis longtemps, avait dû perdre

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