La mémoire des vaincus
rétorquait à Fred : « Mais puisqu’il a avoué, puisqu’ils ont tous avoué. Toi-même tu ne leur accordais guère de confiance. Tu as toujours comparé le Politburo à un nœud de vipères. Staline est bien obligé d’assainir ses écuries. D’ailleurs, le peuple l’approuve. »
La presse s’étendait en effet complaisamment sur cette unanimité populaire, en Russie, que les gouvernants occidentaux aimeraient bien rencontrer chez eux. Toutes ces usines, tous ces kolkhozes, qui votaient à mains levées : « Fusillez ! Fusillez-les tous ! » Fred répondait que la terreur est une épidémie. De peur d’être suspect chacun dénonce son voisin. Ainsi, tout un pays devient coupable et vote son extermination. On le traitait de farceur.
Évidemment, en Espagne, depuis que l’U.R.S.S. fournissait des armes, le pouvoir glissait à droite. Pas vers l’extrême droite franquiste, mais vers la droite classique, bourgeoise. Le mot d’ordre de Moscou n’était plus un secret pour personne : « Empêchez la révolution anarcho-syndicaliste ou vous n’aurez pas d’armes. » Comme chacun sait, celui qui possède les armes, possède le pouvoir. Le pouvoir glissait donc insidieusement aux mains des communistes espagnols, si minoritaires au début de la guerre civile, avec la complicité de la bourgeoisie libérale. Fred ne s’illusionnait plus. Lorsque la guerre se terminerait, quel que soit le vainqueur, la dictature s’installerait en Espagne. L’heure de la liberté était passée. Il n’empêche qu’il fallait combattre Franco. Puisque les anarchistes espagnols, disait Fred, refusaient de vaincre comme libertaires, préférant la compromission gouvernementale, ils n’auront d’autre perspective que de mourir en défenseurs de la légitimité de l’État.
Fred s’obstinait néanmoins à demeurer à Barcelone parce qu’il se sentait lié à cette terre espagnole comme, jadis, à la terre slave. À la maîtrise de la langue russe, il ajoutait la familiarité du castillan, qu’il parlait couramment. Cette facilité à apprendre les langues allait chez lui de pair avec sa propension à s’acclimater, à s’insérer dans un nouveau pays qui devenait alors le sien. Il se sentait autant russe et espagnol que français. Peu à peu, il s’était « naturalisé » dans la Révolution espagnole, comme auparavant dans la Révolution russe. Pour lui, d’ailleurs, il n’existait pas de hiatus. L’une répondait à l’autre. Durruti continuait Makhno.
Il ne revoyait plus Germinal, toujours sur le front. Quant à Cottin, la balle tirée jadis sur Clemenceau avait fini par ricocher, le tuant lors d’une offensive de routine.
Un soir, Fred rencontra dans les rues de Barcelone le vieux Marius Jacob, tout aussi désemparé que ce jour où il arriva au Libertaire, après ses vingt-cinq ans de bagne. Accouru assister à la révolution anarchiste, il ne comprenait guère ce qui se passait. Effaré de découvrir que des anarchistes étaient devenus ministres, il s’en retourna très vite à Issoudun où il tenait un commerce de camelot ambulant, avec pour tout équipement un âne et un parapluie.
Disons-le, ce qui maintenait peut-être le plus fortement Fred à Barcelone, c’était les miliciennes. Il avait toujours été fidèle à Claudine, comme à l’infidèle Galina. Mais il ne résistait pas à l’afflux de toutes ces femmes que la révolution libérait d’une soumission ancestrale et qui explosaient littéralement d’une fureur de vivre. Se comportant désormais comme des hommes, vêtues de la même salopette, coiffées du même calot, le fusil ou la pioche à la main, elles montaient à l’assaut des mâles comme elles se jetaient sans peur au-dessus des parapets pour attaquer les franquistes. Le spectacle quotidien de la mort se doublait chez elles, comme bien sûr chez les hommes, d’une furieuse voracité érotique. Accouplements d’autant plus brefs que, sans cesse, miliciens et miliciennes devaient obéir à des ordres de déplacement. Les étreintes défiaient la séparation, défiaient la mort. Tous ces bataillons de femmes-soldats, qui transitaient par Barcelone, lectrices de la revue anar Mujeres libres, toute cette excitation causée par la précarité de la situation politique, entraînaient Fred dans une activité sexuelle effrénée. Son militantisme politique, course de vitesse pour rattraper la crue du flot communiste, pour la dénoncer, pour la juguler, ressemblait
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