La mémoire des vaincus
centimes » ?
— Eh bien, cent mille francs, c’est vous qui avez fixé le prix de ma tête et vous avez, je le suppose, honnêtement payé la somme au salaud qui m’a dénoncé. Quant aux sept centimes, c’est le prix d’achat d’une balle de browning.
La salle s’esclaffa.
Les cheveux lustrés, plus « bébé rose » que jamais, Callemin narguait la cour, le jury, l’assistance. Comme le président lui énonçait ses crimes, il l’interrompit :
— Je tiens aussi à vous annoncer que j’ai, de mes propres mains, étranglé Louis XVI.
Un peu plus tard, coupant la parole au procureur général Fabre, raide comme la justice dans sa robe rouge parée d’hermine, il s’écria :
— Vous ne faites que monologuer. Il n’y en a que pour vous !
Le criminologiste Émile Michon qui, durant les neuf mois de l’instruction, avait rendu de fréquentes visites aux prisonniers, vint déposer. Curieux témoignage, si différent de ce que l’on attendait d’un tel homme.
— Avant de connaître les prévenus, dit le criminologiste, je me les représentais comme des bêtes féroces ou, tout au moins, de véritables brutes. Ma surprise fut totale de trouver des hommes capables d’analyser avec finesse leurs sensations et leurs sentiments. Comme ils aimaient l’étude, ils supportaient beaucoup plus facilement que les autres prisonniers leur détention. Mais ce qui m’étonna le plus, c’était leur insensibilité à la rigueur de l’hiver. Quand je les demandais au parloir, ils se présentaient la chemise déboutonnée, la poitrine à l’air. Dans leur cellule, jour et nuit le vasistas était ouvert. Toujours d’une propreté exemplaire, les mains fraîchement lavées, les ongles faits, ils tranchaient ainsi avec les autres détenus, négligés, frileux et geignards. Végétariens et buveurs d’eau, ils s’adonnaient quotidiennement à la pratique de la gymnastique suédoise.
Après ce curieux éloge hygiéniste, le criminologiste Michon ajouta que Callemin lui avait confié sa nostalgie de voler en aéroplane, de naviguer et de descendre sous terre. Et il conclut, dans un grand mouvement oratoire :
— Avec une pareille mentalité, il était à prévoir que cet homme finirait dans quelque folle aventure !
Pendant les quatre semaines que dura le procès, Delesalle s’astreignit à ce que Fred et lui assistent à la plupart des séances. Il voulait que les images sinistres et théâtrales de ces assises restent à jamais gravées dans la mémoire de l’enfant. Il voulait qu’il entende le terrible réquisitoire du procureur de la République. Il voulait qu’il voie Callemin condamné à mort, Rirette acquittée, Victor écopant de cinq ans de prison pour avoir refusé d’être un mouchard. Il voulait que cette tragi-comédie serve de leçon à l’enfant et de prélude à ce qu’il allait lui dire.
Flora, bien nourrie, chouchoutée, chez le père Sorel, grossissait. Elle grandissait peu, mais s’arrondissait.
Tant que Léona s’en inquiéta et l’emmena consulter un médecin qui s’exclama joyeusement, comme s’il s’agissait d’une bonne plaisanterie :
— Mais cette enfant va accoucher d’un enfant !
— Ma foi, dit Léona, mieux vaut tôt que jamais. Ah ! qu’ils sont drôles, ces deux petits !
Léona et Flora vinrent aussitôt rue Monsieur-le-Prince annoncer la nouvelle.
— Comment l’appelleras-tu ? demanda Delesalle à Fred.
— Si c’est un garçon, je l’appellerai Germinal.
Parmi les familiers de la librairie se trouvaient de nombreux Russes, exilés à la suite de leur participation à la révolution manquée de 1905. L’un d’eux, Vsevolod Eichenbaum, jouissait d’une aura particulière car, bien qu’âgé d’à peine trente ans, il avait été l’un des fondateurs du soviet de Pétersbourg. Lui aussi était anarchiste, mais une espèce d’anarchiste si différente des « illégalistes » qu’il semblait vivre dans un autre siècle que celui de la bande à Bonnot. Sa préoccupation principale, son obsession, était la guerre qui allait venir, dont il affirmait l’inéluctabilité et qu’il voyait s’étendre à l’échelle mondiale. La propagande à laquelle il se livrait visait deux objectifs : l’antimilitarisme, le pacifisme. Il parlait beaucoup de Tolstoï, de Kropotkine, dont les œuvres figuraient en bonne place rue Monsieur-le-Prince, mais aussi d’autres Russes inconnus, ou seulement connus par quelques
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