La mémoire des vaincus
militants avertis comme lui : Lénine, Trotski…
Fred l’écoutait, avec son accent qui roulait les r. Il l’entendait aussi converser en russe avec d’autres émigrés. Ce curieux personnage l’intriguait surtout à cause des bouquins qui gonflaient les poches de sa pelisse. Il n’arrivait pas à lire les titres, imprimés en cyrillique. Cette découverte, à la fois d’une autre langue et d’une autre écriture, le stupéfia. La manière dont le petit commis de la librairie Delesalle écoutait Eichenbaum, l’avidité avec laquelle il se jetait sur les livres qu’il évoquait, les questions qu’il n’hésitait pas à poser, ne pouvaient qu’attirer l’attention du proscrit sur ce gamin peu ordinaire. Fred voulait tout savoir de cette Russie qu’il découvrait, de ces révolutionnaires aux noms étranges, de ces premiers soviets de 1905 dont Delesalle disait qu’ils avaient mis en pratique l’anarcho-syndicalisme. Eichenbaum lui répondait volontiers, lui décrivait les étendues neigeuses de son pays, les steppes, la tyrannie du tsar, les bagnes sibériens. Tant et si bien que Fred se mit en tête d’apprendre le russe pour lire Dostoïevski et Tolstoï dans le texte. Eichenbaum, ravi de trouver un élève aussi docile, acquiesça. Tous les soirs, après la fermeture de la librairie, il épelait à l’enfant les mots de sa langue. Fred assimila sans difficulté l’alphabet cyrillique. La sonorité des mots slaves, leur musicalité, achevèrent de le conquérir. Avec la cruelle inconséquence des adolescents qui s’abandonnent à leurs engouements et à leurs amitiés nouvelles, il en négligeait un peu Flora qui allait bientôt être mère et il s’éloignait aussi de Delesalle. Eichenbaum lui rappelait Kibaltchich. Mais il était plus impulsif que Victor, plus passionné, plus extraverti.
Avant qu’il ne soit trop tard, Delesalle décida d’avoir un entretien avec Fred.
— Je ne te reproche rien, lui dit-il. Je ne te reprocherai jamais rien. Je ne suis pas juge. Tu es libre de faire ce que tu veux. Je te dirai simplement que, depuis la sortie de prison de Rirette, tu aurais pu lui rendre visite. Elle non plus ne cherchera pas à te rappeler sa présence. Elle sait que tu n’as plus besoin d’elle. Alors elle s’occupe seulement de Flora, que tu délaisses aussi. Tu apprends le russe. C’est bien. Tu aimes apprendre. C’est bien. Mais à quoi cela te servira-t-il, de parler russe ? La révolution a échoué en Russie. C’est un pays pauvre, peu propice à l’instauration d’une société nouvelle. La révolution se fera, oui, elle se fera, et tu as suffisamment de dons pour y trouver ta place. Tu dois y trouver ta place. Il faut que tu serves la révolution. Mais elle ne se fera pas en Russie. En Allemagne sans doute, ou en Angleterre, peut-être en France ? En tout cas dans un pays industrialisé comme le nôtre. Les métallurgistes occuperont le premier rang dans les combats qui viendront. C’est pourquoi je te prie d’accepter de te former à un vrai métier. Commis libraire, ce n’est pas pour toi. Moi, vois-tu, je suis un peu rangé des voitures. L’avenir est dans l’industrie. Ce qui m’a sauvé, dans ma jeunesse, même à l’époque où je m’égarais dans l’illégalisme, c’est qu’en même temps j’étais un bon ouvrier ajusteur. Quand on est un bon ouvrier, on peut tout faire, tout dire. On est respecté. On a son passeport, en quelque sorte, pour la vie en société. On peut alors discuter la manière dont on vit dans cette société, on peut la combattre. Un bon ouvrier peut devenir un militant syndicaliste exemplaire. Le contraire, jamais. J’aimerais que tu deviennes un bon ouvrier, Fred. Pas seulement pour toi, mais pour la cause. J’ai suffisamment d’entrées dans nos syndicats pour que tu puisses suivre tout de suite le meilleur apprentissage. Tu es intelligent, habile, crois-moi, choisis d’être ajusteur. C’est un beau métier. Un métier où l’esprit travaille autant que la main, où à l’agilité de l’esprit doit répondre la promptitude du geste. Souviens-toi de ce que ce criminologiste a dit aux Assises, cet éloge qu’il prononça sur l’apparence physique des gars de la bande à Bonnot, sur leur hygiène de vie, etc. Les plus sains des hommes ! Du moins en apparence. Mais pourris de l’intérieur. Ils auraient pu devenir des militants révolutionnaires extraordinaires et ils se sont laissé avarier. Tu n’as que quatorze
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