La mémoire des vaincus
mentir.
Fred et Germinal se retrouvèrent seuls dans le bistrot, un peu étourdis par ce discours véhément.
— N’empêche, dit Germinal, que c’est un écrivain balèze. Barbusse, Rolland, Margueritte, à côté, c’est de la gnognote !
En septembre, Fred Barthélemy accueillit les accords de Munich avec soulagement, mais sans joie. Il préférait Munich à la guerre, mais Céline avait raison, la guerre déferlerait bientôt de nouveau sur l’Europe. Que faire ? Sinon protester, proclamer son pacifisme, son rejet de l’armée, de toutes les armées, son rejet du pouvoir, de tous les pouvoirs. Fred titra dans Le Libertaire : « Leur guerre n’est pas notre guerre. Leur paix n’est pas notre paix. » Puis, un peu pour s’éloigner de ce cauchemar, beaucoup par amour d’Alexandra Kollontaï, il s’engagea dans une campagne féministe. L’humanité sauvée par les femmes ! Pas seulement les cuisses, chères à Céline. Plutôt les ventres. L’humanité sauvée par la grève des ventres, d’abord. Le refus de l’enfantement, face au massacre des innocents que tous les États préparaient. Donc le droit à l’avortement. Comme Fred donnait dans ses articles toutes les précisions requises pour des méthodes anticonceptionnelles, il fut arrêté par deux agents en civil devant l’imprimerie du Libertaire. Son premier emprisonnement lui avait évité les égarements des prémices du Front populaire, le second, qui le tiendra hors circuit de l’automne 1938 au printemps 1939, le dispensera de subir ce climat de folie qui préluda, dans les milieux politiques, au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
Lorsque Fred sortit de la Santé, tout était joué. En Espagne, Negrin nommait des communistes au commandement de toute la zone sud républicaine. Cette provocation amena un dernier sursaut des anarchistes qui se battirent contre les communistes à Madrid et à Barcelone. Franco, profitant de cette guerre civile annexe, rafla la mise. Paris s’empressa de reconnaître la légalité du vainqueur et délégua comme ambassadeur auprès du Caudillo le vieux maréchal Pétain, le fusilleur des protestataires dans les tranchées de 1917, l’assassin présumé du premier Hubert. La défaite de la République, en Espagne, c’était, une nouvelle fois, la défaite de l’anarchie.
Après l’annexion de l’Autriche, Hitler occupait la Tchécoslovaquie. Doriot, qui reprochait avec raison au parti communiste français d’être « un parti russe », transformait le P.P.F. en parti allemand. Daladier signait un pacte de non-agression avec l’Allemagne. Cette Allemagne monstrueuse, qui porta Franco au pouvoir, multipliait les pogroms, brûlait les synagogues et les maisons juives, enfermait dans des camps des milliers d’innocents seulement coupables de leur prétendue race. L’antisémitisme, cet antisémitisme qui surprit tant Fred en Russie, se propageait aussi en France, tache de sang énorme. Céline publiait un livre ignoble : Bagatelles pour un massacre. Il est devenu fou, se disait Fred. Mais pas plus fou que Maurras, que Daudet, que tous ces intellectuels, ces journalistes, ces politiciens qui ne cessaient de japper depuis qu’ils s’étaient fait les dents sur le premier cabinet Blum, dit « cabinet du Talmud », meute démente qui exigeait de bouffer du Juif.
Tout le vocabulaire de Céline, tout son vocabulaire antisémite, se trouve dans la presse de droite, à l’époque du Front populaire. Ses injures étaient communément employées à la Chambre des députés, dans la rue, au café du Commerce. Louis-Ferdinand le dingue ramassait toute cette boue, toute cette ordure, et la jetait à la gueule de Daladier, de Staline, de Blum, d’Hitler. Il se glorifiait de pétrir ce fumier puisque, pour lui, l’Apocalypse piétinait à nos portes. Il modelait ces immondices en statue infecte, ricanant, éructant ses blasphèmes. Fou du roi, Céline gênait tout le monde par sa voyance, même les fascistes, même les antisémites distingués du type Brasillach. Il effrayait, Céline, avec toute cette mort, toute cette mortalité qu’il décrivait, accourant de l’est, cette danse de mort qui entrechoquait ses os, de l’Oural à Madrid. Le « voyage au bout de la nuit » ! Oui, Céline était le grand voyant, le prophète qui montrait du doigt, horrifié, ces cavaliers de l’enfer dont personne encore, à part lui, n’entendait le galop.
Fred aimait les librairies. Il
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