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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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lunettes, sa courte moustache, son mégot aux lèvres, Frossard avait acquis l’allure d’un petit patron renfrogné. Il savait Fred Barthélemy spécialiste qualifié des affaires russes. Contrairement à la plupart des hommes politiques occidentaux, ses anciennes relations avec les bolcheviks lui permettaient de ne pas considérer la Kollontaï comme une amusante mondaine. Il prit donc très au sérieux l’information et invita Fred à le suivre dans le cabinet de Léon Blum.
    La précédente entrevue de Fred Barthélemy et de Léon Blum s’était soldée par une aversion réciproque. Pourtant, Blum aurait dû accueillir avec sympathie ce libertaire impénitent. Sa première adhésion n’était-elle pas allée à l’anarchisme ? N’avait-il pas fréquenté jadis Jean Grave et qualifié L’Unique et sa propriété, de Stirner, de « livre le plus hardi, le plus destructif, le plus libre de la pensée humaine » ? Mais il conservait néanmoins plus d’affinités avec le milieu dandy et esthète de La Revue blanche qu’avec l’anarchie.
    Frossard demanda à Fred de répéter devant Léon Blum ce qu’Alexandra Kollontaï lui avait révélé. Blum écouta debout, les yeux mi-clos, les mains jointes. Il remercia ensuite Fred de son information, avec cette voix de fausset qui lui rappela désagréablement celle de Zinoviev. En le reconduisant à la porte, il lui tendit deux doigts. Fred se souvenait que, la dernière fois, il lui avait offert une main molle, certes, mais toute la main. Cette réticence en disait long sur son antipathie.
    Dès que Blum se retrouva seul avec Frossard, il lui reprocha de le déranger pour des bêtises. Staline allié à Hitler, il fallait être un anarchiste hystérique pour imaginer un tel roman. Frossard lui suggéra d’entrer lui-même en contact avec la Kollontaï, par l’intermédiaire des socialistes suédois. Blum refusa, ne voulant pas prêter l’oreille à de tels ragots.
    Ce qu’ignoraient Blum et Frossard, ce qu’ignoraient Fred Barthélemy et Alexandra Kollontaï, c’est qu’à la même époque Staline choisissait, lui aussi, un messager français, que ce messager était l’ex-capitaine Sandoz, avocat en France des intérêts soviétiques, et qu’il chargeait Sandoz de rencontrer Laval pour lui proposer la neutralisation du parti communiste français en échange d’une alliance franco-russe. Mais Laval n’avait plus aucune audience, ni aucun pouvoir.
     
    Dans son désarroi, Fred ressentait une nostalgie du travail manuel. En quittant son logement, il lui arrivait de plus en plus souvent de s’attarder le long des ateliers de Renault, d’épier le bruit des moteurs, les coups de masse, les grincements de chaînes et de poulies des palans, le crissement du câble des treuils. Fermée comme une boîte, l’usine ne laissait rien percevoir de son activité. Fred rôdait autour des bâtiments comme un voleur, exclu de cette vie ouvrière où il vécut peut-être ses seules années heureuses (si l’on excepte, bien sûr, sa vie sauvage avec Flora). Les deux Hubert, Claudine la bobineuse, les dimanches chez les beaux-parents à Pantin, toute cette vie ordinaire, insouciante, paisible, le poussait à la mélancolie. Alexandra Kollontaï ne lui avait-elle pas dit : « Tu n’aurais pas dû quitter ton métier. C’est là que se trouve ta vérité » ? Il en était bien conscient. Sa vérité se trouvait dans l’habileté de ses mains, dans l’intelligence avec laquelle il maniait sa lime et ses scies, son compas, son burin, ses pinces, dans son plaisir devant la perfection de la pièce achevée. Alors, pourquoi cette fuite perpétuelle, cette recherche d’une autre vérité, de la Vérité, qui sans cesse s’en allait plus loin, inaccessible. Depuis que Flora lui prit la main en sautant de sa charrette de poissonnier, l’entraînant dans une course éperdue, il ne tenait plus en place. Il avait tant couru qu’il avait même perdu Flora.
    Parfois, le dimanche, il se consacrait à Claudine et aux enfants. Traversant le pont de Sèvres, ils partaient en promenade vers les bois de Meudon. À gauche, sur la Seine, l’île Seguin, complètement investie par Renault, ressemblait à un gros cuirassier. Fred pensait à Christiane Renault, à Drieu son amant, à cette futilité des oisifs qui ne pouvait pas, non plus, être la vraie vie. Existait-il une vraie vie ? « Viens, on va faire la vie », disait Flora. À chacun sa vie…
    Il n’obtenait plus

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