La mémoire des vaincus
tenait cela de sa découverte émerveillée des Misérables dans la boutique de Delesalle. Delesalle que, d’ailleurs, il négligeait encore depuis que les sorties en famille lui pesaient. Les vitrines des librairies demeuraient pour lui un plaisir qui ne se ternissait pas. Il s’attardait à lorgner ces étalages de livres. Il eût voulu tout lire, tout connaître. Souvent, il entrait dans les magasins, feuilletait quelques volumes, regrettait que ses pauvres finances ne lui permettent pas autant d’achats qu’il le souhaitait. Un jour, un gros bouquin à couverture illustrée attira son attention. Parce que le titre comportait deux mots magiques : « russe » et « schisme » : Histoire du schisme de l’Église russe. L’histoire de l’Église ne l’intéressait pas particulièrement. Mais tout ce qui touchait la Russie restait pour lui très vivant. Et puis le schisme, il en savait un bout, tous les schismes, toutes les hérésies. Les schismes et les hérésies dans l’Église socialiste, bien sûr. Le nom de l’auteur le frappa : Prunier. Prunier, comme l’ex-lieutenant de la mission française qui, de l’Église marxiste, dévia dans celle des popes.
Fred regarda au dos de la couverture, lut la notice consacrée à l’auteur. Il s’agissait d’un professeur d’études slaves à la Sorbonne. Tentant sa chance, Fred lui écrivit par l’intermédiaire de l’éditeur. Quelques semaines plus tard une réponse lui parvint. Il s’agissait bien du Prunier de Moscou. Rendez-vous fut pris au jardin du Luxembourg, devant la statue de « Marius sur les ruines de Carthage », près du grand bassin.
Toutefois, Fred eut du mal à le reconnaître. Il n’était plus barbu, son crâne n’était pas rasé et il ne marchait pas nu-pieds. Il ressemblait maintenant tout simplement à un professeur qui ne chercherait pas à se singulariser.
— Alors, soldat Barthélemy, dit Prunier en souriant, on en fait de belles. Vous mériteriez d’être mis aux arrêts.
— Mais on m’y a mis, mon lieutenant. J’en sors. Six mois de taule. Et c’est la seconde fois.
Prunier, d’une taille bien inférieure à celle de Fred, lui posa néanmoins la main sur l’épaule, d’un geste protecteur, l’entraînant dans une allée.
— J’aime parler en marchant. Tu te souviens de mes pérégrinations dans les rues de Moscou ? Tu te demandais où j’allais.
— Je te retrouve au point où je t’avais laissé, dans une autre Église, mais sans doute aussi obtuse que celle des bolcheviks.
Fred conservait l’habitude d’appeler les communistes des bolcheviks.
— Tu te souviens de Berdiaeff ?
— Non.
— Le soir où tu me pistais, comme un sale petit flic, et où tu me récupéras parmi des mages barbus…
— Je croyais dégringoler dans la nuit des temps !
— Berdiaeff t’a interpellé. Il est maintenant réfugié en France. C’est un philosophe extraordinaire, aux antipodes de Marx, mais tellement plus profond. Intemporel. Ce que vous cherchez à tâtons, vous autres anarchistes, il l’a rencontré et l’a placé en pleine lumière. Seulement, la lumière de Berdiaeff porte moins loin que les projecteurs de Staline ou le phare de Trotski. C’est une lampe à huile. On doit s’approcher très près pour la discerner. Mais alors, quelle clarté !
Prunier et Barthélemy marchaient lentement dans les allées ombragées par des arbres immenses. Étrange de cheminer dans ce jardin tranquille avec son premier ami de Russie ! Ils croisaient des étudiants flâneurs, des mères de famille poussant des landaus. Toute cette végétation qui les entourait, ces gazons, ces massifs de fleurs, ces arbustes, ces rangées d’arbres, faisaient de ce jardin public un havre de paix. La paix, cette paix déchirée qui obsédait Fred comme tant d’autres de ses contemporains, Berdiaeff en parlait-il et que préconisait-il pour la sauver s’il était si clairvoyant ?
— Berdiaeff, dit Prunier, voit le conflit dans lequel nous nous engageons sans issue parce qu’il se déroule entre la personne et l’Histoire.
— Entre l’individu et l’État ?
— Si tu préfères. L’État fut créé par un acte de violence dans le monde du péché et n’est que toléré par Dieu. Seule la liberté provient de Dieu et non le pouvoir. La conscience chrétienne du Moyen Âge n’acceptait pas une soumission inconditionnelle des sujets au souverain puisqu’elle préconisait la désobéissance à un
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