La mémoire des vaincus
de Mariette ces moments privilégiés qui l’attendrissaient tant naguère. La petite fille devenait une jeune fille. À douze ans, elle s’esquivait, se dérobait dans le mutisme. Quant à Louis, toujours dans les jupes de sa mère, il boudait avec obstination ce monsieur peu disponible que l’on appelait son père.
Heureusement, Germinal sortait de sa déprime. Fred le retrouvait souvent dans les locaux du mouvement libertaire. Retapé, il regagnait du poids, de la prestance. Il habitait encore chez Flora et lui servait de manœuvre, mais il aspirait à reprendre la pioche et la pelle.
Germinal avait rencontré à Montmartre, dans un groupe d’artistes bohèmes et de marginaux mal définis, ce Louis-Ferdinand Céline dont on parlait tant. Depuis longtemps, Fred souhaitait dialoguer avec Céline. L’auteur du Voyage au bout de la nuit ne manquait pas d’affinités avec l’anarchisme. Il était, en tout cas, pacifiste, anticolonialiste, anticonformiste. Comme tous les écrivains à la mode, il avait accompli, lui aussi, son pèlerinage en Russie et, au désappointement des communistes qui tentaient de le récupérer, en rapporta un pamphlet : Mea culpa, qui ne laissait subsister aucune ambiguïté sur ses sentiments quant à la bonté naturelle de l’homme et la vertu des masses. Germinal arrangea un rendez-vous dans un bistrot, près de la place du Tertre.
D’emblée, Céline et Fred sympathisèrent. Grand, costaud, vêtu d’un complet marron, Céline avait un front volumineux, des cheveux en désordre et des yeux aussi bleus que ceux de Germinal. Rien de solennel, rien de compassé dans cet homme en vogue. De la malice dans le regard et beaucoup de simplicité. Ils évoquèrent la Russie, évidemment. Très vite, Fred s’aperçut que Céline la connaissait peu, qu’il ne devait guère s’être éloigné de Leningrad. Contrairement à tous les autres écrivains, invités somptueusement, Céline s’était astreint à payer son voyage. Il aurait bien voulu que Lucette Almanzor l’accompagne, mais comme ils n’étaient pas alors mariés les difficultés s’amoncelèrent pour leur permettre le partage d’une chambre dans un même hôtel. Fred croyait que Céline plaisantait. Il ne plaisantait pas. Alexandra Kollontaï était bien oubliée !
Germinal avait raconté à Céline ce que représentait son père, son action en Russie, puis en Espagne. Si bien que Céline dit brusquement :
— Vous savez, Barthélemy, je suis anarchiste jusqu’aux poils. Je l’ai toujours été et ne serai jamais rien d’autre. Les nazis m’exècrent autant que les socialistes. Je n’ai jamais voté et, s’il m’arrive de le faire, je voterai pour moi. Seulement, ce qui nous sépare c’est que vous croyez au progrès, au prolétariat. Pour moi, le prolétariat n’est qu’une faribole, un songe-creux, une imagerie imbécile. Il n’y a qu’une seule vérité au monde, c’est la mort. Avez-vous des enfants, Barthélemy ?
Fred lui montra Germinal.
— Non, celui-là n’est plus un enfant. L’humanité ne mérite plus d’enfants, dit Céline, lugubre.
Puis il se lança dans une longue péroraison, où il parla de l’anarchisme du peuple allemand (notion qui lui était vraiment personnelle), de son antipathie pour le nazisme, de son exaspération des lamentations des intellectuels de gauche, de l’amitié qui l’avait lié un temps à Barbusse, de la guerre qui grondait, de l’Allemagne qui envahirait l’Ukraine, de sa phobie des Juifs et des francs-maçons, de la médecine populaire, de son dégoût de l’alcool et de ce qu’il appelait « la mangeaille »…
Fred ne pouvait placer un mot. Dans le débit ininterrompu de Céline, les interjections virevoltaient. Il passait sans transition de la drôlerie à la bouffonnerie. Voire à l’enthousiasme lorsqu’il évoquait les femmes : « Des cuisses ! Encore des cuisses, s’écria-t-il. L’humanité ne sera sauvée que par l’amour des cuisses ! »
Plus Fred l’observait, plus il lui découvrait un air loustic, parigot, une allure de voyageur de commerce beau parleur et dragueur de filles de petite vertu ; un peu voyou, comme Baskine. Sa sympathie du début s’estompait.
Ayant achevé son soliloque, Céline se leva, tendit la main à Fred, s’en alla précipitamment, revint sur ses pas et grommela sentencieusement :
— Il faut choisir : mourir ou mentir. Vous avez choisi de mourir, Barthélemy, puisque vous refusez de
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