La mémoire des vaincus
à toi, de plusieurs siècles, d’un seul bond. Tes successeurs reviennent en arrière. Tu avais légalisé l’avortement. Il est aujourd’hui interdit, comme dans les pays capitalistes. Les femmes se sont prolétarisées, comme tu le souhaitais, mais elles se marient, font des enfants, les élèvent, concourent au stakhanovisme. Comme les hommes, elles briguent les honneurs, le pouvoir.
Alexandra Kollontaï resta un moment songeuse. Puis elle se mit à rire.
— Les honneurs ! Figure-toi que si Staline s’est débarrassé de tous ses amis, de tous ses rivaux, de tous ses ennemis, il n’a par contre jamais su comment s’épargner les récriminations des veuves de Kropotkine et de Lénine. Dans la maison de Kropotkine, sa veuve avait ouvert un musée. Tous ces visiteurs qui allaient en pèlerinage chez le vieil anarchiste rendaient Staline fou furieux. Mais il a la superstition des veuves. La Kropotkina n’arrêtait pas de lui demander de donner le nom de Kropotkine à une école, à une chaîne de montagnes, à une ville, à une station de métro. Il donnait. Il n’y a plus un seul anarchiste vivant en Russie, mais le grand anarchiste mort est sanctifié grâce à sa veuve. Elle est décédée cette année, heureusement pour Staline, et le musée Kropotkine a été aussitôt fermé. Il lui reste encore la Kroupskaïa. Il est tellement excédé par les récriminations de la Kroupskaïa qu’il l’a dernièrement menacée de nommer une autre veuve officielle pour Lénine.
Alexandra Kollontaï se leva, ajustant méticuleusement sa robe. Toujours aussi élégante, toujours aussi séduisante, elle tendit les mains vers son visiteur.
— Viens, nous marcherons un peu dans le parc.
Elle s’appuya sur le bras de Fred.
— J’ai toujours cru, reprit-elle, que le temps viendra inévitablement où la femme sera jugée sur les mêmes critères moraux que les hommes. Nous en sommes encore loin. Si une révolution a échoué en Russie, c’est bien la révolution sexuelle. J’avais fait interdire la prostitution. Elle demeure toujours hors la loi. On peut même dire que la prostitution, telle qu’on la connaissait jadis en Russie, telle qu’on la voit dans les pays occidentaux, est éliminée. Seulement se propage une prostitution déguisée, bien pire ; celle de la secrétaire du soviet local qui s’abandonne à son supérieur pour gagner de l’avancement ou une ration alimentaire spéciale ; celle de l’ouvrière qui couche avec un fonctionnaire du Parti pour se procurer une paire de bottes ou même, parfois, pour simplement un peu de sucre ; celle de cette femme qui épouse un homme parce qu’il dispose d’une chambre dans une maison commune ; celle de cette voyageuse qui s’offre au contrôleur du train pour obtenir une place gratuite, ou au chef de station de contrôle pour pouvoir passer son sac de farine… Il n’y a plus de prostituées en Russie, puisque la prostitution est une pratique courante, presque une habitude. Je suis découragée, mon petit Fred. Bien fatiguée…
Elle l’appelait « mon petit Fred », comme lorsqu’il avait vingt ans.
— J’aime ces pays du Nord, reprit-elle. Surtout la Norvège, avec ses fjords, ses montagnes, son peuple courageux. J’aimerais mourir ici, à Göteborg. Pas à Stockholm. À Göteborg, on tourne le dos à la Russie. Oui, j’en ai plein le dos de toutes ces histoires à la Boris Godounov.
Brusquement, elle saisit Fred par les épaules, le regarda dans les yeux, intensément.
— Il faut que je t’avoue une chose. On me met encore dans les secrets d’État… Staline a peur de la guerre qui vient. Il est persuadé qu’Hitler déclenchera un conflit mondial. Comme il n’a pas confiance dans l’alliance franco-anglaise, il signera un pacte avec l’Allemagne. Il croit qu’il sera ainsi épargné. Il veut gagner du temps. Vos chefs d’État sont des imbéciles. Hitler et Staline les amusent en Espagne. Ils ne remarquent pas que le danger s’enfle au-delà du Rhin et de la Vistule. Allez, va, je t’ai tout raconté. J’ai été heureuse de te revoir. Tu es devenu un homme, maintenant. Dommage que tu arrives si tard.
Elle l’embrassa sur les lèvres, longuement.
Dès son retour à Paris, Fred Barthélemy rencontra Frossard, éternel ministre du Travail, comme si ses antécédents de premier secrétaire du Parti (dit des travailleurs) le dotaient d’un droit d’aînesse pour cette fonction. Avec son crâne chauve, ses
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