La mémoire des vaincus
pouvoir tyrannique et mauvais et admettait même la possibilité d’un tyrannicide. Je cite Berdiaeff qui a démontré combien la pensée du Moyen Âge était éloignée de la divinisation de l’État.
— Tu veux me faire croire que ton Berdiaeff est anarchiste ?
— Il porte Proudhon assez haut. Mais il se sépare de vous en ce qu’il estime le spirituel plus important que le temporel. Comme les marxistes, vous vous préoccupez trop de l’économisme. Or, l’économisme c’est le progrès lié au pouvoir de la technique. Et le pouvoir de la technique représente la dernière métamorphose du royaume de César. On ne sort pas de là : le fondement indispensable de la liberté de l’homme tient dans le dualisme du royaume de l’esprit et du royaume de César. Sinon, nous retournons à la conscience antique qui reconnaissait le pouvoir absolu de l’État.
Ce qui agaçait Fred, dans le raisonnement de Berdiaeff, retransmis par Prunier, c’était ce vocabulaire de la bigoterie qui ressemblait singulièrement à celui des Églises politiques. Il s’exclama :
— Alors, il n’y a pas de choix : ou bien le pape, ou bien Staline !
— Ou bien Hitler, qui est aussi un païen. Non, tu ne me comprends pas. Le christianisme qui m’intéresse, c’est le christianisme d’avant saint Paul, d’avant la romanité, d’avant la récupération du message christique par l’historicité ; d’avant le pape. Gandhi est plus révolutionnaire que Lénine, « si on entend par révolution l’apparition d’un homme nouveau ».
Ils revenaient près du grand bassin. Des enfants y lançaient des petits voiliers, qu’ils récupéraient difficilement, s’affolant dans cette propension de leurs jouets à prendre le large. Fred les regardait. Il pensait à ce que lui disait Prunier, à ces paroles étranges du philosophe russe, dont il se remémorait maintenant le visage pointu dans la faible lueur des cierges. Prunier reprit :
— Staline et Hitler, ces païens, ces nouveaux César, sont malins. Ils savent que désormais le sentiment religieux imprègne les masses. Alors ils le récupèrent à leur profit. Ils veulent édifier une nouvelle culture et ils subodorent que toute culture ne survit que par un culte. C’est pourquoi Staline codifie le culte de Lénine. Je suis retourné en Russie pour terminer ma documentation avant d’écrire mon histoire de l’Église orthodoxe. J’ai fait la queue pendant trois heures avant de pénétrer dans le mausolée où Lénine est présenté à la dévotion des foules dans son cercueil de verre. Quelle relique, dans nos pays soi-disant religieux, attire une telle affluence et depuis aussi longtemps ? Lénine s’identifie au messie. Quant à Staline, c’est l’adoration perpétuelle, le Dieu vivant. Pas une once de spiritualité là-dedans. Ne confondons pas spiritualité et religiosité. Tout fanatisme est religieux, disait Gorki. Lorsque Gorki se heurta au fanatisme politique, il l’expliqua par la mentalité dévote et rétrograde du peuple russe. Il avait raison. Romain Rolland, lui, n’a rien compris. Du temps où il boudait le bolchevisme, il reprochait à celui-ci de bafouer l’idéal religieux. Il s’est converti à Staline parce que le stalinisme lui paraît vivre de la foi religieuse, une foi sociale qui, dit-il, vaut bien celle de toutes les Églises. Parbleu ! puisqu’il s’agit d’une nouvelle Église, terrible, aussi intolérante que celle de Torquemada ! Je te ferai rencontrer Berdiaeff. Contrairement à ce que tu crois, nous demeurons bien proches.
— Non. S’il a publié des livres, je les lirai. On ne gagne rien à fréquenter les auteurs. J’en ai déjà trop vu. Et puis, tous ces gens-là sont des bourgeois. Comme toi.
— Bien… Bon… À ta guise ! Simplement je te transmettrai encore trois maximes de Berdiaeff : « Celui qui aime le monde est bourgeois… Une société bourgeoise est une société non spiritualisée… À l’esprit bourgeois s’oppose l’esprit du pèlerin… » Tu es arrivé à Moscou en pèlerin, Fred Barthélemy. Et je remarque que tu pérégrines toujours. Berdiaeff, toi et moi-même, quoi que tu en dises, nous sommes tous des Juifs errants.
Ils se quittèrent à la grille du parc, devant le boulevard Saint-Michel. Prunier s’engagea rue Soufflot. Fred le regarda s’éloigner jusqu’à ce qu’il bifurque à gauche pour rejoindre la Sorbonne. Il eut alors l’impression pénible de perdre
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