La mémoire des vaincus
conduirait. Lecoin et Barthélemy s’y installèrent. Le périple devait être long. Alain et Margueritte se trouvaient en effet en Bretagne et Giono en Provence. Ils pensaient rencontrer Giono dans les Basses-Alpes, au camp du Contadour, ce lieu de rassemblement des pacifistes autour de l’auteur du Refus d’obéissance et de la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix. Giono absent, ses fidèles, abandonnés dans la montagne, ne savaient plus trop à quel saint se vouer. Certains parlaient de renvoyer leur livret militaire et de transformer le Contadour en camp retranché. Mais alors les gendarmes viendraient et il faudrait se battre contre eux. On n’en sortait pas. Toujours se soumettre ou se battre. Faute de Giono, son ami Lucien Jacques signa le tract « Paix immédiate », en son nom et en celui de Giono. Lecoin, Barthélemy et le chauffeur repartirent aussitôt en direction de la Bretagne.
Victor Margueritte, en vacances à La Baule, accueillit ses visiteurs avec chaleur. Fred, très ému de s’approcher enfin de celui qu’il avait tant admiré, eût aimé lui parler d’Alexandra Kollontaï, de Gorki (dont Victor Margueritte avait préfacé La Mère), du féminisme, de La Garçonne, mais l’heure n’était pas à de telles préoccupations. Victor Margueritte devenu vieux, aveugle, écoutait Lecoin lui lire lentement le texte de « Paix immédiate ». Lorsque Lecoin termina, en enflant la voix, par une vieille habitude d’orateur, sur les derniers mots du manifeste : « Réclamons la paix ! Exigeons la paix ! », Victor Margueritte s’écria :
— Lecoin, si vous n’aviez pas entrepris ce voyage pour soumettre ce manifeste à ma signature, je vous en aurais voulu toute ma vie.
Ils s’en allèrent presque joyeux, dans la direction de Lorient. Alain, malade de la goutte, se reposait au Pouldu. Septuagénaire comme Victor Margueritte, Alain les reçut assis dans une voiture d’infirme que poussait une gouvernante. Lecoin crut bon de lui donner du « cher camarade ». Fred qui montra toujours beaucoup de réserve, quant à ce philosophe à la petite semaine, observait un silence prudent. Alain, très aimable, volubile, s’échauffait en parlant :
— Nul n’est à l’abri de cet enthousiasme prodigieux qui fait que l’on peut marcher sans savoir où, à la suite d’une troupe bien disciplinée et résolue. Alors, il faut savoir dire non. Dire non, ce n’est point facile. Devant toute déclaration guerrière, le mieux est d’observer le silence. Si c’est un vieillard qui s’excite à imaginer le massacre des jeunes, lui opposer un froid mépris. Devant une cérémonie guerrière, une seule attitude, s’en aller. Si l’on est tenu de rester, penser aux morts, compter les morts ; penser aux aveugles de guerre, cela rafraîchit les passions. Il n’est même pas nécessaire de siffler ; il suffit de ne pas applaudir. Donnez-moi votre manifeste que je le signe des deux mains.
De retour à Paris, le plus difficile restait de dénicher un imprimeur qui prenne le risque de passer outre à la censure. Ils le trouvèrent, réussirent à sortir clandestinement de l’imprimerie les cent mille tracts et à les livrer dans des lieux sûrs où quinze mille enveloppes timbrées portaient déjà les adresses de leur destinataire.
Cinq tracts furent glissés dans chaque enveloppe. Des paquets de cent manifestes étaient par ailleurs répartis entre des camarades suffisamment hardis pour les distribuer eux-mêmes.
Dix jours après la déclaration de guerre, « Paix immédiate » éclata comme une bombe. La première bombe qui explosa dans cette « drôle de guerre » où les belligérants s’observaient des deux côtés du Rhin sans tirer un coup de fusil. Louis Lecoin et Fred Barthélemy se planquaient prudemment hors de leurs domiciles. À la fin du mois de septembre, ils furent néanmoins arrêtés l’un et l’autre. Ils s’y attendaient. Mais ils ne s’attendaient pas du tout aux événements qui suivirent, dans le cabinet du juge d’instruction.
Dès son premier interrogatoire, Fred devina qu’il se tramait quelque chose. Le juge ne tarda pas à l’avertir que la plupart des signataires se récusaient, accusant Lecoin d’usurpation de signature. Ils affirmaient n’avoir approuvé qu’un appel à des parlementaires et incriminaient Lecoin et Barthélemy d’abus de confiance puisqu’ils avaient rédigé un appel au peuple.
Fred crut remarquer un léger
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