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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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sourire dans les yeux du juge. Lui non plus n’était pas dupe.
    Qui se dégonflait ? Pas Giono qui ne devait même pas être au courant de sa signature empruntée puisque incarcéré lui-même, avant le lancement du manifeste, au fort Saint-Nicolas de Marseille. Pas Henry Poulaille, pas Marceau Pivert, pas Henri Jeanson. Les deux plus lamentables furent les plus célèbres, ceux que l’on aurait pu qualifier de pacifistes professionnels, puisque leur réputation, leur œuvre, s’inscrivaient dans cette spécialité : Victor Margueritte et Alain. Une fois de plus, deux intellectuels donneurs de leçons allaient se révéler de bien piètres individus.
    Alain malade, le juge se déplaça au Vésinet où l’auteur de Mars ou la guerre jugée était hospitalisé. Il soutint que les mots épinglés par la justice dans le manifeste (« Que les armées, laissant la parole à la raison, déposent donc les armes ») avaient été ajoutés après coup. Comme le juge lui opposait que la majorité des signataires reconnaissait ce passage, il rétorqua qu’il ne s’en souvenait pas, qu’il n’avait rien signé du tout et se plaignit de ce que Lecoin l’eût appelé impertinemment camarade.
    Confrontés avec Victor Margueritte, Lecoin et Barthélemy se retrouvèrent face au vieil homme aveugle dans le cabinet d’un capitaine instructeur. Victor Margueritte osa plaider qu’ils avaient abusé de sa cécité, ne lui lisant pas le vrai texte imprimé et, comme si cette dérobade ne suffisait pas, il ajouta ce coup de pied de l’âne : en publiant leur tract, Lecoin et Barthélemy commettaient un acte de haute trahison envers la France.
    Rien de plus triste que le gâtisme ! Sans doute, avant de mourir, Victor Margueritte ambitionnait-il de réépingler sur son veston cette Légion d’honneur que La Garçonne lui avait fait perdre.
    Le procès des signataires de « Paix immédiate » traîna en longueur. Seuls Henri Jeanson et Jean Giono furent emprisonnés comme Lecoin et Barthélemy. Les Allemands arrivaient à Paris que les accusés attendaient encore dans leurs cellules leur comparution au tribunal. Bientôt, Pétain réclamera à son tour des vainqueurs une « paix immédiate ». Mais Lecoin et Barthélemy ne seront pas pour autant considérés comme des précurseurs. Ni jugés, ni condamnés, ils demeurèrent incarcérés. Puisqu’ils avaient tant aimé l’Espagne, on les transféra tout près des Pyrénées, au camp de Gurs où étaient internés les miliciens espagnols réfugiés en France. Une vague d’encabanés en chassant une autre, comme Fred et Lecoin arrivaient à Gurs les Espagnols s’en allaient et, à leur place, débarquaient douze mille Juifs allemands, les seuls prisonniers allemands que la valeureuse armée française avait pu attraper. Par compensation, les gardes mobiles les recevaient à coups de crosse de fusil et leur hurlaient des injures. Heureusement, la plupart d’entre eux avaient effectué un trop bref séjour en France pour avoir eu le temps d’assimiler la langue de leur pays « d’accueil ». Seuls Barthélemy et Lecoin comprenaient. La honte, le dégoût. Que faire ? Ils étaient repoussés à l’intérieur des barbelés par la soldatesque qui ne comprenait rien, qui ne comprenait pas que ces Juifs parlant allemand n’étaient pas des ennemis, mais des victimes qu’ils eussent dû protéger au lieu de les schlaguer.
    Fred chercha à se dégager de la foule qui piétinait, qui s’agglutinait au centre du camp. Il chercha un coin pour vomir, vomir la maigre pitance de la prison, vomir toute sa bile, tout son écœurement. Il aurait voulu se vider entièrement de cette pourriture qui lui tordait les tripes, se vider de tout, se vider de lui-même ; se dégorger de cette vie stupide, atroce, répugnante ; se liquéfier ; disparaître dans une flaque.

5. Le bouquiniste (1939-1957)
     
    « On supprimera l’Âme
    Au nom de la Raison
    Puis on supprimera la raison.
     
    On supprimera la Charité
    Au nom de la Justice
    Puis on supprimera la justice.
     
    On supprimera l’Esprit
    Au nom de la Matière
    Puis on supprimera la matière.
     
    Au nom de rien on supprimera l’Homme ;
    On supprimera le nom de l’Homme ;
    Il n’y aura plus de nom.
     
    Nous y sommes. »
     
    Armand R OBIN ,
    Les Poèmes indésirables , 1945.

 
     
    Lorsque je rencontrai Fred Barthélemy, en 1947, sur ce quai de la Tournelle où il surveillait ses boîtes de bouquiniste, il était

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