La mémoire des vaincus
revenu de captivité depuis déjà deux ans. Revenu de captivité ? Peut-on employer cette expression alors exclusivement réservée aux prisonniers de guerre et aux déportés politiques ? Fred Barthélemy n’avait pas fait la guerre (en tout cas pas celle-là) et il n’avait pas été déporté dans les camps nazis. Ni résistant, ni collaborateur, cet ex-prisonnier peu ordinaire ne s’apparentait à personne, même pas aux droits-communs. Si bien qu’il ne figurait sur aucune liste. Ni répréhensible, ni méritant, ni bourreau, ni martyr, ni ceci, ni cela. Rien. Il n’était rien. Ses années de claustration l’effaçaient. Le monde qui l’accueillit à son retour à Paris lui parut d’ailleurs encore plus fou que celui des années 30. Plus fou, plus terrible, plus oppressant. On l’aurait invité à entrer de nouveau en prison qu’il s’y serait rendu avec fatalisme. Alors qu’on ne parlait que de la Libération, ne ressentait-il pas, une fois de plus, que la société, le pouvoir, jouaient habilement avec les mots et que la prison d’où il sortait ne représentait que l’antichambre d’un univers carcéral dont il ne discernait pas les limites.
Je ne pouvais pas soupçonner la tragédie dont était porteur ce bouquiniste désabusé. Nos relations se bornèrent, pendant de longs mois, à celles qui finissent par lier clients et libraire. Puis il guida mes lectures, me prêtant des livres qu’il ne désirait pas vendre, mais dont il jugeait l’étude indispensable. Bientôt, il me présenta quelques-uns de ces étranges visiteurs qui restaient pendant des heures, en toute saison, devant son éventaire. C’est ainsi que je rencontrai Armand, Lecoin, Monatte, dont je mésestimais bien sûr l’importance puisque, eux aussi, comme Fred, et pour les mêmes raisons, se trouvaient sur la touche.
Je ne me suis rendu compte que beaucoup plus tard, en un temps où la vie, mes occupations, mes ambitions, m’éloignèrent très loin de Fred Barthélemy, à quel point j’avais négligé alors ces chances offertes. Chances de mieux connaître des personnages exceptionnels, chargés d’une histoire que j’essaie aujourd’hui, difficilement, de restituer.
Mais ces hommes et ces femmes qui entouraient Fred Barthélemy, qui les connaissait ? Qui se préoccupait d’eux ? Quelles influences exerçaient-ils ? Où s’exprimaient-ils ? Les boîtes du bouquiniste, quai de la Tournelle, ressemblaient à un radeau chargé de tous les déchets d’une civilisation disparue. Et à ce radeau s’accrochaient des naufragés auxquels personne ne portait secours.
Je comprends, maintenant, l’étonnement de Fred Barthélemy en voyant le tout jeune homme que j’étais s’introduire dans son passé, farfouiller dans ses publications, s’amarrer en un mot à cette embarcation à la dérive. Je comprends sa mauvaise humeur, ses réticences, sa brutalité même pour me faire lâcher prise, pour m’éloigner de son prévisible naufrage.
Il ne me parla du camp de Gurs, de ses prisons, que lorsqu’une grande intimité s’établit entre nous. Et comme je m’étonnais qu’il n’y fît jamais allusion auparavant, il me répondit qu’il était impossible, à Lecoin et à lui, d’évoquer ces camps de concentration français, alors que l’horreur des camps d’extermination nazis, la terreur des années d’Occupation, la rigueur revancharde des « épurateurs », accaparaient tous les esprits. Comparés à la monstruosité de l’holocauste juif, aux abominations des déportations en Allemagne, que comptaient les camps institués par Daladier ? Des millions de suppliciés là-bas, quelques milliers ici. L’Histoire n’enregistre la souffrance qu’au poids. La Saint-Barthélemy pèse beaucoup plus lourd que le supplice de Damien.
— Un brave bourgeois radical-socialiste et des gendarmes républicains sont pourtant aussi efficaces dans la répression qu’un dictateur nazi et des S.S., me raconta Fred Barthélemy. Nous étions douze cents inculpés à Gurs, douze cents inculpés en instance de jugement, donc présumés innocents (mais tout enfermé est présumé coupable), dans des baraques plantées sur un terrain marécageux que chaque pluie transformait en cloaque. On accédait aux chiottes par des ponts de planches. En novembre 1940, les derniers « réfugiés » espagnols emmenés ailleurs, arriva un défilé d’hommes et de femmes de tous âges, d’enfants de toutes tailles, trébuchant
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