La mémoire des vaincus
sous la charge de leurs balluchons. Certains, qui s’effondraient dans la boue, étaient cravachés par les gardes mobiles. Et la pluie tombait sans interruption, dégoulinait sur ces familles étrangement errantes. On les regardait sans comprendre, se demandant d’où elles pouvaient bien venir et pourquoi on les internait. Les gardes séparaient les couples, envoyaient les femmes à un bout du camp avec leurs enfants, les hommes à l’autre extrémité. Lorsqu’on nous a dit qu’il s’agissait de Juifs allemands, on ne l’a pas cru. Ils parlaient allemand, mais certains parlaient aussi français. Ceux-là nous expliquèrent qu’ils étaient alsaciens. Juifs et français. Français et fiers de l’être. Ils ne pigeaient pas pourquoi, après avoir fui l’Alsace envahie par les Allemands, leurs compatriotes les parquaient entre des barbelés. Leur stupéfaction égalait la nôtre. Le lendemain matin, on trouva une vingtaine de ces Alsaciens, suspendus aux clôtures de fer, électrocutés en tentant de s’évader.
« Les jours qui suivirent, ces prétendus Allemands moururent avec une telle rapidité que les fossoyeurs, débordés, entassaient les cadavres dans une baraque, empilés les uns sur les autres. Les rats accouraient de partout ; des rats qui en eurent bientôt assez de leurs charognes et qui se mirent à prendre d’assaut nos cabanes. On se battait toute la nuit contre la vermine, à coups de galoche. Tout ça n’est rien. Le plus abominable advint quand les nazis occupèrent la zone libre et que le gouvernement de Pétain leur livra les Juifs du camp, avec en prime les Allemands antifascistes qui se trouvaient parmi nous. Horrible, notre camp, mais moins pire, bien moins pire, qu’Auschwitz ou Dachau. Lorsqu’on nous libéra, en 1945, on croisa encore une fois de nouveaux arrivants, des collaborateurs, ou prétendus tels. On leur laissa nos rats et nos poux. Et nos gardiens, infatigables.
« Vois-tu, ce camp, je n’arrive pas à l’oublier. J’en ai emporté l’odeur. L’odeur de merde, de paille pourrie, de boue. Ne la sens-tu pas ?
Il me tendit le bras, me mettant sa manche de veste sous le nez.
— Tu sens cette odeur de mort, de décomposition, hein ?
Je dis oui, pour ne pas le contrarier.
Une autre fois, il me raconta sa stupéfaction, en revenant de Gurs, devant cette espèce d’effacement produit en son absence. L’effacement de son passé, des hommes qui comptèrent dans sa vie. Trotski assassiné au Mexique et, à Moscou, Staline revêtant l’uniforme blanc du feld-maréchal. Voline, mort tuberculeux, comme Makhno et incinéré lui aussi au Père-Lachaise. Mort aussi, Guilbeaux, antisémite et profasciste. Comment Lénine et Romain Rolland purent-ils à ce point se méprendre sur le compte de cet intrigant, alors qu’à Moscou même, tout dans sa personne puait la moisissure ? Mais qui ne s’était pas trompé ? Fred Barthélemy se méfia toujours de Frossard, mais qui pouvait penser que ce fondateur du parti communiste français serait allé jusqu’à voter les pleins pouvoirs à Pétain en 1940 ? Ni que Paul Marion, l’ex-créateur de l’École de bolchevisme de Bobigny, serait ministre de Laval-Pétain ? Qui aurait osé pressentir que le « grand Jacques » finirait sa carrière politique, si brillamment commencée, sous l’uniforme des S.S. ? Morts de leur mort naturelle, comme on dit, Victor Margueritte, Sébastien Faure, Romain Rolland. Liquidés façon Guépéou, Laval, Drieu, Louis Renault. Laval fusillé, Drieu suicidé, Renault assassiné en prison. Et Thorez, le rival de Doriot, déserteur de son régiment du génie, le 3 septembre 1939, réfugié dans la Russie de Staline alliée alors à Hitler et qui reçoit sa récompense en devenant ministre d’État de la IV e République ! Fred Barthélemy soliloquait devant moi, énumérant ce ballet de girouettes. Il finissait par regretter le camp de Gurs où, m’affirmait-il, il ne rencontrait que des justes, que des innocents, que des purs, que des réfractaires. N’était-il pas naturel qu’en ces temps de folie guerrière les vrais pacifistes fussent enfermés comme anormaux, comme asociaux ; qu’Eugène Humbert, bouclé dans la prison d’Amiens pour son refus de prendre les armes, périsse dans sa cellule sous les bombes anglaises ?
Libéré en 1945, après six ans d’internement, sans jugement, ni, par là même, de condamnation, libéré sans explications, sans excuses et, bien
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