La mémoire des vaincus
soient alors ralliés à l’Union sacrée peut s’expliquer par l’ascendant qu’Almereyda avait pris dans la gauche française. Que Caillaux et Malvy aient ensuite utilisé Almereyda pour exprimer par son truchement leur pacifisme et leur désir d’une paix négociée avec l’Allemagne est certain. En réalité, Almereyda se croyait devenu suffisamment puissant pour mettre Caillaux et Malvy dans sa poche. Mais s’il se servait d’eux, eux se servaient aussi de lui.
Hubert emmena Fred à une réunion tenue par Almereyda. La salle était archicomble d’un monde composite, où se mêlaient bourgeois et ouvriers. Beaucoup de chapeaux melons aussi, qui sentaient la flicaille. Soudain les applaudissements crépitèrent et apparut sur l’estrade un homme mince, très beau, d’une beauté méridionale, à l’abondante chevelure noire ondulée, avec une moustache de Don Juan d’opérette. Fred fut déçu. Il s’attendait à trouver quelqu’un comme Valet. Oui, de tous ceux qu’il avait connus, c’est Valet qui lui restait le plus cher. Il ne pouvait s’empêcher de voir Valet tel que les journaux le décrivirent, torse nu, ensanglanté, un browning à la main, se faisant tuer plutôt que de se rendre. La bonté de Delesalle, l’affectueuse éducation reçue chez le libraire, les leçons de russe d’Eichenbaum, l’hospitalité de Victor et de Rirette, tout cela demeurait vivace chez Fred, mais s’amoindrissait dès qu’il pensait à ce pauvre malfrat de Valet. Toutefois, en le regardant bien, Almereyda avait quelque chose de Valet, une expression nerveuse, un peu dépravée, non sans charme. Oui, d’Almereyda émanait un charme qui fascinait ses auditeurs, qui avait dû fasciner Malvy et, bien avant, Gustave Hervé. Un charme vicieux de rastaquouère, disait L’Action française. Ses dons d’orateur étaient à la mesure de ceux de l’homme d’affaires. Il parlait si bien, d’une si belle voix, d’une voix si envoûtante, que Fred ne suivait plus son discours. Il l’écoutait distraitement, se raccrochant néanmoins à des moments étonnants, comme ceux où il évoquait le « peuple » allemand, dont il prenait la défense, ne voulant pas le confondre avec le Kaiser et son état-major (quelles paroles stupéfiantes en un temps où il n’était question que de la cruauté des Boches !), ceux où il louait Romain Rolland qui venait de publier en Suisse Au-dessus de la mêlée, ceux où il tonnait contre le « traître » Léon Daudet. Comme un enfant d’une dizaine d’années s’approchait de la tribune, Almereyda le hissa sur ses épaules, tout en continuant sa péroraison. L’enfant, fluet, passa ses bras autour du cou de l’orateur et la foule applaudit.
— C’est Nono, souffla Hubert, le fils d’Almereyda. Il l’accompagne dans toutes ses réunions. Il paraît que, quand il était tout petit, Almereyda l’enroulait dans une couverture et l’emmenait dans les débats des bistrots. De temps en temps les pleurs du gamin coupaient les discussions politiques et Almereyda sortait de sa pelisse un biberon qu’il flanquait dans la bouche de Nono. Sacré Nono, ce sera un caïd !
L’amitié de Fred et d’Hubert fut rapidement coupée par l’appel de la classe 1915. Chacun espérait que la guerre s’arrêterait avant le moment fatidique où son tour arriverait de monter aux tranchées. Mais la guerre continuait. Elle semblait même ne plus devoir finir. Les obus creusaient des cratères. Les soldats creusaient des tranchées. Les armées françaises et allemandes s’enterraient, s’ankylosaient dans la vase. Le sol était miné. Les boyaux de terre serpentaient sous les champs déserts. Le soldat devenait taupe, devenait ver. Il s’accrochait à la terre, labourée par les projectiles d’acier. Il se mélangeait à la terre qui, tôt ou tard, l’absorberait, le revêtirait de son linceul de boue. Chaque départ, à l’atelier, était reçu comme un deuil, une condamnation à mort. Pour Fred, l’état-major, le gouvernement, s’identifiaient à cette cour d’assises qui avait envoyé Raymond-la-Science à l’échafaud. Il ne voyait aucune différence entre celle-ci et ceux-là. Le départ d’Hubert le déchirait comme le déchira la mort de Valet.
Delesalle l’avait jadis emmené assister à l’exécution de Raymond-la-Science, en s’excusant de le conduire à un aussi écœurant spectacle, mais pour qu’il se souvienne à jamais de la tragédie des amis de
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