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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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différence qu’Hubert tirait avantage d’un passé de militant syndical, alors que Fred n’avait été conduit dans les milieux de l’avant-garde révolutionnaire de son temps que par une succession de hasards, de rencontres. Hubert lisait beaucoup moins que Fred, mais ses lectures, mieux orientées, lui donnaient une supériorité intellectuelle évidente sur son cadet. Quelques années auparavant, Hubert s’était inscrit aux Jeunes Gardes révolutionnaires, créées par Vigo de Almereyda, dont l’un des principaux divertissements consistait à faire le coup de poing contre les nervis d’Action française. Pas à proprement parler anarchiste, il se sentait plutôt porté vers l’extrême gauche socialiste dont le leader, jeune politicien à l’accent rocailleux de la Garonne, se nommait Vincent Auriol.
    Ceux qui avaient été jusque-là les amis de Fred étaient plutôt des protecteurs. Eux parlaient, lui écoutait. La sauvagerie de son enfance le rendait d’ailleurs peu bavard. Et c’est sans doute à sa faculté d’écouter sagement ses aînés qu’il dut l’attention que ceux-ci lui portèrent. Avec Hubert, il découvrait la véritable amitié, faite d’égalité et d’un même élan vers un avenir incertain. Il découvrait la fécondité du dialogue. Une véritable mue s’opérait en lui. L’aisance avec laquelle il se mettait soudain à s’exprimer le surprenait, l’épouvantait aussi un peu. Il essayait de se modérer, mais les répliques arrivaient toutes seules et il voyait qu’Hubert prenait plaisir à ces discussions interminables.
    Tous les soirs, désormais, plutôt que de se rendre au bistrot, puisque ni l’un ni l’autre n’aimait boire, ils arpentaient les rues en parlant. Comme Hubert habitait du côté de la gare d’Austerlitz, donc tout à l’opposé du domicile de Fred, ils s’accompagnaient tour à tour un bout de chemin, puis revenaient sur leurs pas, recommençaient dix fois le même manège, jusqu’à ce que l’heure tardive les amène à regret à se séparer.
    Rue Fessart, Fred mangeait une soupe à la grimace. Flora n’admettait pas qu’il lanterne ainsi en chemin.
    — On vient tout juste d’être débarrassés de Badaboum, maugréait-elle, et voilà que tu en rencontres un autre. Je ne te suffis pas. Et Germinal, tu n’es pas pressé de le prendre dans tes bras.
    Fred, le nez dans son assiette, ne répondait pas. Il comprenait les reproches de Flora, les savait justifiés, mais si, par tous ses sens, il se sentait lié à Flora, s’il la revoyait chaque soir avec bonheur, si la vie sans Flora lui paraissait impossible, invraisemblable, dans un coin de son cerveau sonnait une petite cloche qui l’appelait ailleurs.
    Pourquoi la jeunesse a-t-elle besoin de héros ? Pourquoi se donne-t-elle avec tant de confiance à de grands hommes ou prétendus grands hommes ? Pourquoi l’adolescence sur son déclin s’attache-t-elle à des pères ultimes ? Il ne sert à rien de le déplorer ou de s’en réjouir. C’est ainsi. Le grand homme d’Hubert c’était Almereyda. Ce personnage tout à fait extraordinaire fascinait d’ailleurs nombre de jeunes ouvriers. Et, bien sûr, Hubert n’attendait que la première occasion pour le faire connaître à Fred.
    Miguel Almereyda, originaire de la principauté d’Andorre, se nommait de son vrai nom Eugène-Bonaventure de Vigo. Après des débuts dans la vie parisienne qui se situèrent dans la mouvance du terrorisme anarchiste, Almereyda trouva sa voie dans le journalisme politique. Il avait fondé deux journaux ; La Guerre sociale avec Gustave Hervé, connu à la prison de Clairvaux, puis, seul, Le Bonnet rouge, adversaire acharné de L’Action française. On se demanda pendant longtemps pourquoi un brûlot aussi gauchiste que Le Bonnet rouge s’était enflammé pour défendre Mme Caillaux qui, pour couvrir l’honneur politique de son mari, avait assassiné Calmette, le directeur du Figaro. On sut plus tard que Joseph Caillaux finançait Le Bonnet rouge. On sut encore que si, à la déclaration de guerre, les milliers de suspects fichés sur le carnet B, qui devaient être arrêtés en cas de mobilisation, ne l’avaient pas été, c’est parce que Almereyda négocia avec Malvy, ministre de l’intérieur, ami de Caillaux, la non-application du carnet B en échange de l’assurance que socialistes et anarchistes ne causeraient aucun trouble. Que la presque totalité des anarchistes et des socialistes se

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