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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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d’indignation. La bouilloire à thé de Victor Kibaltchich chauffait de nouveau en permanence et Fred n’arrivait pas à comprendre comment des hommes aussi actifs pouvaient prendre plaisir à boire une infusion aussi insipide. Il préférait l’eau de la fontaine publique de la place des Fêtes. Eichenbaum, qui noyait dans des tasses de thé sa révolte, disparut soudain, sans donner de nouvelles. Rirette finit par savoir que, prévenu de son arrestation pour « défaitisme », il s’était enfui à Bordeaux pour s’embarquer comme soutier à bord d’un paquebot en partance pour les États-Unis.
     
    L’absence d’Eichenbaum fit un grand vide rue Fessart. D’autant plus que Rirette commençait à mal supporter l’interminable détention de Kibaltchich. Elle s’énervait, communiquait son agitation à Flora. Fred, qui avait maintenant seize ans, s’attardait à la sortie de l’usine avec ses collègues. Ils se réunissaient dans un bistrot où les discussions à propos de la guerre prenaient parfois des allures de disputes. L’unanimité patriotique de 1914 s’émoussait. Trop de morts endeuillaient les familles, trop de blessés revenaient défigurés, mutilés. La guerre n’était plus fraîche et joyeuse, mais boueuse et sordide. Dans l’atelier, tous les adultes partis au front, il ne restait que des vieux et des adolescents. Ces derniers, qui voyaient approcher l’heure du conseil de révision, se montraient pratiquement tous hostiles à la poursuite du conflit. Et ils n’hésitaient pas à tenir tête aux anciens qui les traitaient de poules mouillées.
    En arrivant rue Fessart, Fred trouva dans la poche de sa veste de droguet une feuille de papier, pliée en quatre, qu’il ne se souvenait pas d’y avoir mise. Il s’agissait d’un tract, mal imprimé, intitulé L’authentique embusqué. L’auteur, qui ne signait que d’un prénom, Armand, se disait « le sans-patrie, le sans-drapeau, le sans-frontière, le sans-religion, le sans-idéal ».
    Fred reçut cette déclaration comme une gifle. Il lui apparut immédiatement qu’il s’amollissait. Il s’était contenté d’écouter Eichenbaum, sans agir lui-même.
    Comme le souhaitait Delesalle, il ne s’appliquait plus qu’à devenir un bon ouvrier. Et aussi à apprendre le russe, qu’il déchiffrait presque couramment. La langue russe, Eichenbaum et Kibaltchich, tout cela se tenait. Pendant ce temps, l’Europe s’égorgeait.
    — Que lis-tu ? demanda Rirette.
    Il lui tendit le libelle.
    — Enfin, ils se réveillent. Armand, je le connais de nom. C’est un pacifiste intégral, un disciple de Stirner. Tu as lu L’Unique et sa propriété ?
    — Oui. Delesalle trouvait que ça ne menait à rien, sinon peut-être à la bande à Bonnot.
    Quelques jours plus tard, Fred trouva de nouveau un tract dans sa veste. Signé Louis Lecoin, celui-ci se terminait par ces mots que personne n’osait alors prononcer : « Réclamons la paix. Imposons la paix. »
    Qui pouvait bien, à son insu, lui glisser ces imprimés ? Un des ouvriers qu’il côtoyait au bistrot, certainement, mais lequel ? En ces temps où le pacifisme s’identifiait au défaitisme, mettre en question la validité de la guerre équivalait à une trahison et était puni comme telle. Ces deux pamphlets démontraient néanmoins que l’optimisme béat du patriotisme de 1914 commençait à sentir le roussi.
    — Lecoin, dit Rirette. C’est un nouveau. Il doit avoir vingt-six ans, à tout casser. Déjà en prison, bien sûr. Mais, après tout, ça vaut mieux que de se faire trouer la peau.
    Quelques jours plus tard, Fred remarqua, à la sortie de l’usine, un jeune ouvrier qui lisait ostensiblement un journal intitulé Le Bonnet rouge.
    — C’est quoi, ton canard ?
    — C’est la feuille d’Almereyda, la seule qui critique la guerre.
    — On la laisse faire ?
    — Almereyda a le bras long. Il n’a peur de rien. C’est plutôt lui qui effraie les politicards.
    — C’est toi qui distribues des tracts pacifistes ?
    — Personne ne distribue de tracts. C’est interdit. Mais si tu veux ma gazette, je te la donne.
    Rentré rue Fessart, Fred découvrit avec étonnement dans Le Bonnet rouge des appels à la paix signés Romain Rolland. D’autres articles demandaient que la paix soit négociée avec l’Allemagne. Ce journal mettait en évidence des personnalités dont il n’avait jamais entendu parler, comme ces socialistes que l’on disait

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