La mémoire des vaincus
Fred. Sans doute avait-il vécu plus d’événements dramatiques que son ami, rencontré plus de gens étonnants, mais Hubert avait participé activement à la vie politique de son temps, alors que lui s’était contenté d’en être le spectateur. Une impression de vide l’affectait soudain. Il rentrait rue Fessart sans entrain, retrouvait Flora agacée par les exigences de Germinal qui ne cessait de prendre du poids et par la voix nerveuse de Rirette. Après plus de deux ans de guerre, après plus de deux ans d’absence de la presque totalité des hommes valides, la population féminine restée à l’arrière ressentait une immense frustration, qui se communiquait de femme à femme ; une sensation d’abandon collectif. Une fébrilité les gagnait qui se traduisait par une agitation nocturne dans les cabarets et les bals, dans une envie de jouir immédiatement de la vie la plus frelatée. Comme si ces femmes qui rompaient leurs freins, voulaient offrir aux hommes qui montaient à l’assaut à travers les barbelés et au milieu de la mitraille, une sorte de pendant, de réponse obscène. Elles aussi montaient à l’assaut, une coupe de mauvais mousseux à la main. Elles aussi couraient droit au néant. Elles aussi acceptaient l’avilissement, l’asservissement. Puisque les hommes uniformisés dans leur capote bleue ne réagissaient pas, acceptaient leur sort, galopaient en bandes vers l’abattoir, obéissaient aux ordres de petits chefs, qui obéissaient eux-mêmes à de grands chefs, puisque ces hommes n’étaient plus des mâles, mais des loques, des esclaves, puisqu’on les leur renvoyait mutilés, infirmes ou morts, elles se vautraient dans l’ignominie avec une frénésie parodiant les combats absurdes. Et pour celles qui, comme Rirette et Flora, ne se laissaient pas aller à cet abandon, mais qui voyaient autour d’elles leurs semblables vaciller, glisser dans un gouffre, il se produisait néanmoins un désarroi, une inquiétude vague, une insatisfaction latente. Fred avait l’impression qu’on lui faisait la tête, rue Fessart. En réalité, les deux femmes boudaient le monde, tel qu’il était.
Pour rester fidèle à Hubert, Fred voulut rencontrer Almereyda, lui offrir ses services. Dans les bureaux du Bonnet rouge, on lui demanda ce qu’il cherchait au juste et on le congédia en lui disant que l’on ne pouvait déranger le patron pour n’importe qui. Il rôda plusieurs soirs devant l’entrée du journal, jusqu’à ce que, enfin, Almereyda apparaisse. Fred, qui ne l’avait vu qu’une seule fois à la tribune, le reconnut sans mal. Vêtu d’une riche pelisse de loutre et coiffé d’un feutre rejeté en arrière, à la manière des marlous, il tenait par la main un garçonnet, engoncé dans des vêtements trop neufs. Nono, le Nono des biberons et des couvertures mitées, du temps de la dèche, habillé comme un petit riche. Cet étalage de luxe écœura Fred. Deux chiens, deux molosses, encadraient l’homme et l’enfant. Almereyda aperçut cet ouvrier qui le regardait. Il s’arrêta, inquiet, tira Nono plus près de lui, siffla les chiens qui avancèrent vers Fred en grondant.
Fred salua Almereyda en soulevant sa casquette, cracha par terre et s’en alla.
En 1916, Victor Kibaltchich, libéré de prison par anticipation, ne réintégra pas la rue Fessart. Une brève entrevue avec Rirette suffit pour qu’ils s’aperçoivent que ces années de séparation les avaient changés. Cette rupture glaça d’effroi Fred et Flora. Ils ne pouvaient oublier ce couple jeune, dynamique, sensuel, plein d’entrain et de gentillesse, qui avait été pour eux l’incarnation de l’amour. Fred courut à la recherche de Victor. Il le trouva à la fois abattu et résolu à lutter.
— Je ne resterai pas à Paris, dit-il. Trop de souvenirs avec Rirette. Et ce boulet de la bande à Bonnot. Tout ça, c’est du passé. Rirette m’a dit que tu fréquentais Vigo. Je suis allé le voir au Bonnet rouge. Lui non plus n’est pas reconnaissable. Il est malade. Il se drogue. Il a cru manigancer le pouvoir et le contact du pouvoir l’a perverti. J’étais sans doute le seul qui pouvait le lui dire. Il m’a répondu qu’il me fallait me décrasser de la sentimentalité de mes auteurs russes et que la révolution avait besoin d’argent. En réalité, je ne le crois pas, c’est lui qui a besoin d’argent. L’argent l’avilit. Fuis Almereyda, Fred, fuis-le comme le choléra.
— Je ne
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