La mémoire des vaincus
fréquente pas Almereyda. C’est un copain qui croyait à lui et qui voulait que je le connaisse. Moi, je ne sais plus que croire.
— Je pars à Barcelone. Peut-être bien que l’espoir viendra de là-bas. Sans doute ne nous reverrons-nous jamais, Fred. Le monde est si grand. Sois un bon ouvrier, comme t’en a prié Delesalle.
De février à novembre 1916, alors que les terribles batailles de Verdun décimaient les troupes, l’arrière, gagné par une hystérie cocardière, voyait des espions partout. Dans L’Action française, Léon Daudet affirmait que toute complaisance à l’égard de l’Allemagne, toute sympathie envers les Allemands, équivalait à une trahison. « Tout Allemand naturalisé doit être considéré comme un suspect, écrivait-il. Tout Allemand vivant en France est nécessairement un espion. » En septembre, Charles Maurras commença une campagne contre Almereyda-Vigo, qu’il n’hésitait pas à flétrir comme un agent de l’Allemagne. En réalité, à travers Vigo-Almereyda, L’Action française visait l’aile socialisante du parti radical, c’est-à-dire Caillaux et Malvy, « du parti de la paix ».
À cette même époque, Fred vit à Belleville un homme de très petite taille, tout rond de corps et de tête, qui distribuait des tracts titrés : « Imposons la paix ». Il en rapporta un à Rirette. Seule signature : « Le libertaire ».
— Il a un drôle de culot, celui-là, dit Rirette. Faut que j’aille voir sa bobine.
Fred et Rirette retrouvèrent l’homme place des Fêtes, juste au moment où deux sergents de ville l’embarquaient.
— C’est Louis Lecoin, s’exclama Rirette.
Lecoin l’aperçut. Il cria :
— J’ai retourné mon ordre de mobilisation à qui de droit. À bas la guerre !
— Sacré Lecoin, dit Rirette. Il sort juste de prison et y retourne. Celui-là, il ne fera guère parler de lui. Dès qu’il ouvre la bouche, on le boucle.
Le 1 er avril 1917, Fred participa à la manifestation en l’honneur de la Révolution russe organisée par la Ligue des droits de l’homme. Le 2 mai, il lut dans Le Bonnet rouge un article enthousiaste sur cette révolution et apprit en même temps que ce Lénine, évoqué par Eichenbaum, venait d’arriver à Saint-Pétersbourg. Au même moment, excédés par trois ans de combats inutiles, des soldats se mutinaient sur le front français.
L’Action française fournit aussitôt l’explication que l’arrière attendait. Une manigance combinée de l’état-major allemand et des juifs aurait conduit à la Révolution russe. La preuve, ce wagon plombé dans lequel Lénine avait voyagé à travers l’Allemagne en guerre, avec la complicité des schupos. Un plan identique existait en France, dressé par Malvy et Almereyda, soulignaient Daudet et Maurras. Les mutineries au front constituaient pour eux le signe avant-coureur de l’insurrection imminente dont Caillaux tirait les ficelles.
À la Chambre des députés, Maurice Barrès apostropha Malvy : « Quand arrêterez-vous la canaille du Bonnet rouge ? »
En juin, les prédictions de L’Action française semblèrent se réaliser. En effet, pour la première fois depuis la guerre, un syndicat, l’Union des métaux, publia un tract pacifiste et quelques milliers de femmes grévistes remontèrent les Champs-Élysées en réclamant la paix. À Saint-Ouen, des soldats annamites dispersèrent les manifestations en tirant sur la foule. À Châlons, un régiment parcourut les rues en clamant ; « Vive la paix ! » Au front, en première ligne, les mutineries se multiplièrent.
Fred recevait toutes ces nouvelles avec exaltation. On ne parlait plus, à l’atelier, que de cette Révolution russe dont on ne savait pas grand-chose, sinon que le tsar avait abdiqué, et surtout des soldats français qui refusaient de continuer à se battre. Les discussions, autour des machines, prenaient parfois des allures violentes. Les vieux, qui ne risquaient pas la mobilisation, traitaient les mutins de lâches, alors que les jeunes, en âge d’être appelés, fredonnaient lugubrement les couplets de la Chanson de Craonne :
Adieu la vie, adieu l’amour
Adieu toutes les femmes
C’est bien fini, c’est pour toujours
De cette guerre infâme
C’est à Craonne, sur le plateau
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
Nous sommes les sacrifiés.
Le 22 juillet, au Sénat, Clemenceau accusa Malvy de trahison. Le
Weitere Kostenlose Bücher