La mémoire des vaincus
Rirette et de Victor. La foule, massée dès minuit boulevard Arago, voulait se trouver le plus près possible de la guillotine. À l’aube, apparut un fourgon attelé à deux chevaux blancs. Callemin en descendit, marchant difficilement avec ses pieds entravés par des cordes. Sa chemise échancrée montrait la peau blanche de sa poitrine. Il alla vers l’échafaud en chantant :
Nous n’irons plus au bois,
Les lauriers sont coupés.
Près du bourreau, il se redressa, toisa la foule, s’exclama :
— C’est beau, l’agonie d’un homme !
Fred emporta pour toujours son ultime regard de mépris.
Avant le départ d’Hubert, celui-ci lui avait dit :
— Il faut que tu soutiennes l’action d’Almereyda. C’est notre seule chance de salut. Je monte au casse-pipe avant toi, mais ton tour viendra vite. Aidons Caillaux à faire la paix.
Soutenir l’action d’Almereyda ? Fred décida auparavant de rendre visite aux Delesalle. Il s’attendait à des reproches. Mais Paul et Léona le reçurent comme s’ils s’étaient vus hier. Le chien Bouquin, lui-même, lui fit fête. Dans la librairie de la rue Monsieur-le-Prince, Fred éprouva néanmoins une sensation pénible. Non seulement celle-ci lui parut beaucoup plus petite, mais elle sentait le renfermé, la poussière. Après avoir succombé à la fièvre patriotarde, comme tout le monde, Paul Delesalle était revenu à son pacifisme naturel. Fred lui parla d’Almereyda, d’Hubert, de l’atelier de mécanique et de la bonne ambiance du travail d’ajusteur qu’il aimait.
— Sacredieu, que c’est difficile de ne pas trébucher, dit Delesalle. Te voilà bien parti dans la vie et cette crapule de Vigo se trouve maintenant sur ton chemin.
— Comment, crapule, dit Fred, choqué. Il est le seul à s’opposer à la guerre, ça mérite bien quelque considération.
— Almereyda est vendu à une clique de financiers. Le préfet de police l’a dans sa manche.
— C’est lui qui manœuvre Malvy et Caillaux, pour les pousser à faire la paix.
— Mon pauvre Fred, quelle naïveté ! Tu verras que ce trio va se trouver un de ces jours dans un beau pétrin. Oui, Vigo, alias Almereyda, fut l’un des nôtres. Lui aussi ne buvait que de l’eau et, aujourd’hui, tu n’as pas remarqué la publicité dans Le Bonnet rouge pour une marque de liqueur d’absinthe ? Almereyda loue ceux qui le financent. C’était un compagnon courageux. Il s’est perverti et ne paye plus de sa personne. On le paye. Sais-tu qu’il possède un hôtel particulier, une villa à Saint-Cloud, cinq ou six autos, deux ménages, trois maîtresses, un chauffeur nègre, un valet de chambre espagnol…
— Et puis quoi, encore, plaisanta Fred. C’est un nabab à ce que vous dites. Je préfère un nabab qui travaille pour la paix à un anar patriote, comme Jean Grave.
Delesalle sourit :
— Je crois bien qu’il y a un coup de patte sur ma petite gueule. C’est vrai, je me suis trompé. Jean Grave se trompe. Kropotkine aussi. Tiens, regarde…
Delesalle prit dans une pile d’imprimés une revue : Ce qu’il faut dire. Il souligna du doigt une liste de souscriptions ouverte par Sébastien Faure. Fred lut : « Pour que Grave crève, cinquante centimes. »
— Il y a plus sérieux que ton Almereyda, reprit Delesalle. Sébastien Faure vient de publier un tract : La Trêve des peuples. Armand a lancé une nouvelle revue Par-delà la mêlée. Nos amis se sont ressaisis. Trente cinq libertaires ont signé un manifeste, L’Internationale anarchiste et la guerre. On y retrouve Emma Goldman, Alexander Berkman, Malatesta. En Allemagne, Rosa Luxemburg et Liebknecht ont aussi publié un pamphlet contre la guerre. Il n’existe pas que des « anarchistes de tranchées », comme Malatesta les appelle. Oui, nous nous sommes ressaisis, il était temps. Nous sommes peu nombreux, mais nous existons. Il y a quand même Monatte, Rosmer, Merrheim, Trotski et ses amis Guilbeaux et Martinet.
Trotski ? Ce nom évoquait quelque chose à Fred. Ah ! oui, encore un Russe dont lui avait parlé Eichenbaum.
Hubert disparu, la vie de l’atelier devenait pesante et l’ambiance très morose avec cette majorité de vieux ouvriers fatigués, d’infirmes et de quelques jeunes que la perspective de partir bientôt au front, avec leur classe, rendait cabochards. L’intelligence malicieuse d’Hubert, son passé de militant, leurs longues conversations, tout cela manquait à
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