La mémoire des vaincus
6 août, Almereyda était arrêté. Une semaine seulement plus tard, dans la nuit du 13 au 14 août, Eugène-Bonaventure de Vigo, dit Miguel Almereyda fut découvert inanimé dans la cellule 14 de la prison de Fresnes, juste la veille du jour où il devait rencontrer son avocat. La police conclut d’abord à un décès par hémoptysie, qui devint quelques jours plus tard un suicide, l’accusé s’étant pendu aux barreaux de son lit avec les lacets de ses souliers. Se pendre soi-même, couché, par simple traction sur les barreaux de son lit, puisque telle était la position dans laquelle on le trouva, demande des dispositions à l’acrobatie. Ce qui fit écrire à un journal du soir : « Il avait des lacets à ses souliers et en mourut prématurément. » On ne sut jamais si Almereyda-Vigo dut son « suicide » à des envoyés de Malvy et de Caillaux qui voulaient l’empêcher de parler, ou s’il fut tout simplement liquidé par des policiers se vengeant de l’époque où l’anarchiste Vigo leur en faisait voir de toutes les couleurs. Qui fut châtié ? L’anarchiste idéaliste d’avant-guerre ou le politicien affairiste ?
Toujours, les agents provocateurs ou les boucs émissaires servent de prétexte à la répression. À l’élimination d’Almereyda, succéda le procès d’Armand, condamné à cinq ans de prison pour complicité de désertion ; puis celui de Lecoin, condamné également à cinq ans de prison, plus dix-huit mois pour propos subversifs à l’audience ; enfin celui de Sébastien Faure qui n’écopa que de six mois puisqu’on ne trouvait rien à lui reprocher sinon d’être Sébastien Faure. En réalité, en bouclant ces pacifistes, le gouvernement croyait juguler la source du défaitisme qui affectait les régiments de première ligne. C’était donner bien du crédit à des militants minoritaires dans leurs propres organisations, inconnus de la masse et sans influence aucune dans les tranchées. C’était en même temps les tirer de l’anonymat, en faire des héros, voire des martyrs. Ainsi roule la machine du pouvoir qui, en désignant elle-même ses ennemis, en les suscitant au besoin, assure la renommée de ces derniers. Eux-mêmes, qui n’exercent aucune puissance, en reçoivent par là du pouvoir central, du pouvoir officiel. Le pouvoir sécrète les contre-pouvoirs. Mais sans cette opposition ne dépérirait-il pas, ne mourrait-il pas de sécheresse ?
En août 1917, Barcelone se proclama commune libertaire. Fred y vit la main de Victor Kibaltchich. L’insurrection de Barcelone, conduite par des conseils d’ouvriers et de paysans comme celle de Saint-Pétersbourg, était toutefois plus radicale que cette dernière puisqu’elle sautait par-dessus l’étape transitoire du gouvernement bourgeois de Kerenski installé en Russie. Mais deux mois plus tard, Lénine et Trotski chassaient à leur tour Kerenski du trône des tsars et annonçaient l’abolition de l’État.
Que d’événements incroyables ! Et comment ces hommes si ordinaires, si anonymes, si isolés, si pauvres, si démunis, pouvaient-ils tout à coup arracher aux maîtres du monde leurs privilèges ?
Rirette rue Fessart, Delesalle rue Monsieur-le-Prince, exultaient d’enthousiasme, de joie. Alors que tout semblait perdu, l’utopie devenait réalité. Fred allait de l’une à l’autre adresse, ballotté dans cette exaltation qui le grisait lui-même. Par contre, à l’atelier, l’atmosphère pesait, de plus en plus morne. Barcelone et Saint-Pétersbourg étaient bien loin et, ici, la guerre s’éternisait. Les mutineries de soldats laissèrent supposer un moment que les combattants, aussi bien français qu’allemands, mettraient la crosse en l’air et fraterniseraient. On ne savait pas que, dans les rangs des mutins, un soldat sur dix, choisi au hasard, était fusillé et que Pétain insistait auprès du gouvernement pour que ne soient pas graciés les condamnés à mort du conseil de guerre. « La terreur est nécessaire », décrétait celui que les soldats appelaient le « boucher de Verdun ». Fred, qui n’avait reçu aucune nouvelle d’Hubert, s’inquiétait. Mais ni dans cette tragique année 1917, ni lorsque lui-même sera appelé avec sa classe, ni dans toute la suite de sa vie où il rencontrera tant de militants, il ne retrouvera trace de son premier ami. La guerre l’avait escamoté. Était-il disparu, comme tant d’autres, volatilisé dans une explosion
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