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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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ses compagnons d’infortune, il se contentait d’obéir. Ils bondissaient tous ensemble de la tranchée lorsque les officiers hurlaient l’ordre du départ. Ils couraient le plus vite possible, baïonnette en avant, rampaient dans les trous d’obus, rampaient sous les barbelés, rampaient sous les tirs de mitrailleuses. Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient, ni pourquoi on leur demandait de le faire. Ils agissaient comme des robots. Tous les soirs, un dixième d’entre eux manquait à l’appel. Parfois, les jours de grande offensive, plus de la moitié. Se jugeant tous condamnés à mort et en sursis, ils n’espéraient plus rien, ne croyaient plus à rien. Ils allaient. Marche ou crève, comme ils disaient. Lorsqu’on ne les mettait pas en mouvement, ils dormaient, d’un sommeil lourd, dont ils ne souhaitaient pas se réveiller. Fred, qui n’avait jamais bu d’alcool, attendait maintenant avec impatience, comme les autres, sa ration de gnôle. Le liquide brûlait la gorge, mais réchauffait la poitrine. Il ne lisait plus, ne pensait plus. Belleville, Flora, Rirette, Delesalle, tout cela lui semblait si lointain qu’il se demandait si ce passé avait bien existé, s’il ne s’agissait pas d’un rêve glissé subrepticement dans son cauchemar quotidien.
    Telle était l’apathie, qu’au repos peu d’hommes parlaient. Ils sommeillaient. Quelques-uns écrivaient à leur famille. D’autres se montraient des photos de femme, de fiancée, déjà échangées cent fois. Les mêmes nouvelles circulaient, éternellement les mêmes : les Allemands reculaient un jour, lançaient une attaque le lendemain et récupéraient le terrain perdu, se retiraient quelques jours plus tard, etc. Fred prêtait peu attention à toutes ces rumeurs. Une fois, pourtant, il entendit un mot qui lui fit dresser l’oreille : russe. Le mot : russe. Un sergent disait que les officiers cherchaient quelqu’un parlant le russe. Pourquoi pas le chinois, pendant qu’ils y étaient ! Fred hésita. Les godillots étaient si lourds à traîner. Se relever pour avancer de quelques pas vers le sergent, lui demander pourquoi on avait besoin d’un interprète. Mais n’était-ce pas un piège ? Il se décida quand même, avec une sorte de provocation qui lui donna l’impression de revivre. Il est vrai qu’il venait d’absorber sa dose d’alcool.
    — Moi, sergent, je parle russe.
    — Sans blague ! Comment ça se fait ?
    Fred crut habile de mentir :
    — Ma mère était de Moscou. Elle est morte maintenant. Elle m’a appris sa langue quand j’étais petit.
    — Viens, on va voir le capitaine.
    On enquêtait en effet dans les régiments pour trouver quelques soldats bilingues qui acceptent de se porter volontaires pour une mission militaire envoyée auprès du gouvernement révolutionnaire soviétique. Fred pensa d’abord que le capitaine, ayant découvert ses antécédents anarchistes, agissait envers lui en agent provocateur afin de le démasquer. Mais non, il enregistra seulement la demande, la référence de la mère russe et celle du métier d’ajusteur.
    L’incroyable se produisit. Une enquête ne trouva pas plus trace de la mère slave que des fréquentations libertaires d’Alfred Barthélemy. Les éloges de l’atelier de mécanique sur l’excellent ouvrier ajusteur furent jugés amplement suffisants. Fred, extrait de sa tranchée, renvoyé à Paris, subit avec succès l’examen linguistique approprié. Flora n’était plus à Belleville, ni Rirette. Delesalle ignorait ce qu’elles étaient devenues. Par contre il montrait un grand enthousiasme pour la révolution d’Octobre. Quelle chance avait Fred de se rendre auprès d’elle !
    Pendant les quelques jours où il attendit son transfert pour Moscou, Fred courut à la recherche de Flora. Au front, il avait pris l’habitude de courir, courir vers l’ennemi invisible, courir pour éviter les obus et les balles, courir pour échapper à la mort. Dans Paris, il courait après la vie, sa vie ; sa femme et son enfant. Mais cette course folle était aussi vaine que l’autre. Qui connaissait Flora ? Qui pouvait le renseigner ? Ni rue Fessart, ni rue Monsieur-le-Prince, ni à l’usine, on ne savait rien. Il ne voulait plus partir, cherchait à résilier son engagement pour la Russie. Mais la machine militaire n’admettait pas plus de modifications, ici, que sur le front. Il n’était pas démobilisé, mais affecté ailleurs, où il serait utile dans les

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