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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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d’obus ? Avait-il été fait prisonnier ? Avait-il été jeté dans la fosse commune de ces condamnés à mort ? Était-il retourné après le conflit dans un anonymat volontaire, trop écœuré par tant de misères, brisé à tout jamais par la souffrance ? Toujours Fred s’interrogera, questionnera ceux qui auraient pu être des témoins. En vain.

2. Les poubelles du camarade Trotski (1917-1924)
     
    « Tous les arts ont produit leurs merveilles, l’art de gouverner n’a produit que des monstres. »
     
    S AINT -J UST .

 
     
    À partir du moment où Alfred Barthélemy passa le conseil de révision, fut déclaré apte au service armé, versé dans l’infanterie, revêtu d’un uniforme bientôt couleur de boue, casqué, armé d’un fusil à baïonnette, mêlé, intégré à une cohorte de pauvres diables ahuris que l’on entassa dans des camions pour les emmener vers l’Est, il lui sembla entrer dans le tunnel d’un cauchemar. Tout s’était déroulé si vite. La convocation, la rupture avec l’atelier, la séparation déchirante avec Flora. Flora qui ne comprenait pas, qui refusait de comprendre, qui se traînait par terre en s’accrochant à ses jambes, qui l’injuriait, le traitait de lâche parce qu’il acceptait de répondre aux ordres des flics (oui, pour elle, tous des flics, Joffre, Foch et Clemenceau, tous ceux qui portaient un uniforme, sans parler des civils de la secrète). Fred, avec sa capote, ses bandes molletières, son calot, devenait lui-même un flic, c’est-à-dire la négation absolue de leur enfance sauvage. Flora n’en démordait pas, et toute sa vie elle continuera à croire que Fred commença à abdiquer à partir du moment où il entra dans la librairie de Delesalle et où les livres le retinrent prisonnier. Ces maudits livres le détachèrent d’elle. Puis il se mit un collier de chien au cou : l’atelier. Rien d’étonnant ensuite qu’il se laisse mener à l’abattoir sans protester. Elle le suppliait de ne pas partir, de se cacher. Oui, elle le cacherait. Elle trouverait bien un travail qui les nourrirait tous les trois. N’avaient-ils pas vécu longtemps sans se soucier du lendemain ? Ne s’étaient-ils pas toujours tirés d’affaire ? Pourquoi s’incliner devant cette convocation ? Pourquoi renier leur vie libre ?
    Dans le camion, toutes bâches fermées, qui l’emmenait vers ceux que l’on appelait l’ennemi, serré contre des inconnus qui sentaient la sueur, Flora le poursuivait de ses invectives. Il revoyait aussi Rirette, muette, la bouche serrée. Rirette qui n’avait rien dit. Pourquoi accepter de partir ? Pourquoi ne pas refuser l’uniforme, comme Lecoin ? Eh bien, tout simplement parce qu’il avait peur. Le monde, soudain, l’effrayait. Les puissants de ce monde lui faisaient peur. Les fusillés pour l’exemple lui faisaient peur. Almereyda étranglé dans son cachot, Hubert disparu, Callemin guillotiné, Valet abattu comme un chien enragé, toutes ces images, tous ces souvenirs s’accumulaient en lui avec une telle force qu’à partir du moment où le camion s’arrêtera dans la nuit, et qu’il sautera avec ses compagnons sur une terre molle, si molle qu’elle les effraiera par son inconsistance, que les uns glissèrent et tombèrent, englués aussitôt dans cette gadoue, la peur ne le lâchera plus, la peur de cette terre insatiable qui dévorait chaque jour tant de soldats. Pendant tout le semestre où il ne quittera plus le front, son obsession sera d’échapper à la morsure de la terre. Mais, en face, les artilleurs n’avaient d’autre objectif que de l’enfoncer, lui, Fred, dans cette glèbe. Les obus creusaient des cratères. Ils labouraient le sol, envoyaient en l’air des geysers de pierrailles et de sable, qui recouvraient les hommes accroupis dans les tranchées, qui bouchaient parfois ces tranchées ensevelissant vivants des guetteurs. Fred vivra ces longs mois transi par les brouillards et la pluie des Flandres, dans un état d’hébétude. En même temps que la vie en troupeau, il découvrait la campagne dont, en petit citadin qui n’avait jamais bougé de Paris, il ignorait tout. Mais une campagne ravagée, incendiée. Une campagne horrible avec ses arbres calcinés, ses villages en ruine, ses animaux crevés, ses prairies défoncées par les roues des véhicules et la chute des projectiles. De cette première vision champêtre, il conservera toute sa vie une aversion du monde rural, absurde.
    Avec

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