La mémoire des vaincus
difficiles négociations entre les Alliés et ce mystérieux gouvernement de Monsieur Lénine. Le jour vint, inéluctable, où il se retrouva de nouveau dans un camion qui roulait vers Le Havre, en compagnie de quelques soldats taciturnes, d’un sergent et d’un lieutenant. Visiblement, tous s’épiaient, chacun d’eux étant persuadé qu’un bolchevik, masqué, les accompagnait.
Puisque la Russie avait fait la révolution, puisqu’elle avait aboli l’État, puisque les anarchistes, unis aux socialistes de toute obédience, bâtissaient un monde nouveau au pays de Kibaltchich et d’Eichenbaum, Fred s’attendait naïvement à entrer dans une société euphorique, égalitaire et libertaire. Tout ce qu’il avait lu dans Proudhon, dans Fourier, dans Blanqui, dans Bakounine, dans Louise Michel, il le voyait réalisé sur la terre de Tolstoï et Kropotkine. Il n’arrivait pas à croire à sa chance d’être choisi pour aller vivre là-bas. En échappant en même temps à l’enfer des tranchées. Pourquoi, à ce bonheur, se mêlait-il le chagrin, l’angoisse, d’avoir perdu Flora ! Perdue, non, égarée. Elle s’était égarée. Mais où ? À Moscou, il rencontrerait des camarades. La II e Internationale avait le bras long. Il demanderait que l’on organise des recherches dans les quartiers populaires de Paris. Oui, la II e Internationale possédait des ramifications partout et Moscou devenait son épicentre. De là, il serait plus facile d’organiser une prospection.
En ce mois de mars 1918, il n’existait d’autre accès possible pour se rendre en Russie que de contourner l’Europe centrale par la mer du Nord, débarquer en Finlande et, de là, rejoindre la frontière russe à proximité du lac Ladoga. La première vision que Fred reçut du pays des soviets fut glaciale. Non seulement du fait de la température qui, malgré le printemps, restait hivernale, non seulement à cause de cette immense étendue de neige qui passait de Finlande en Russie en ignorant la ligne de démarcation, mais par l’accueil peu aimable des sentinelles russes, grelottant dans leurs habits trop légers, soupçonneuses, hostiles.
— Nos uniformes ne leur plaisent guère, dit le lieutenant qui accompagnait la petite délégation de soldats français. Comprenons-les. Nous étions les alliés du tsar. Tout porte à croire que Clemenceau deviendra l’ennemi de Lénine. Alors, alliés ou adversaires, ils se méfient.
Cette explication rassura Fred. Mais lorsqu’il arriva à Moscou, l’ambiance sinistre des rues le sidéra. Il semblait que la ville ne fût habitée que de soldats aux capotes défraîchies et de civils aux allures de mendiants. Des vieillardes, des enfants en haillons, hélaient les passants en leur proposant des bols de soupe, des pommes de terre. Fred s’approcha. La soupe sentait la viande pourrie. De toute évidence, les pommes de terre étaient gelées. Des femmes engoncées dans des peignoirs ou même des tapis cousus avec des bouts de ficelle, marchandaient ces denrées avariées. Fred remarqua l’une d’elles, chaussée de sandales de paille et vêtue d’un manteau de zibeline qui devait valoir une fortune.
— Achetez, barinya, pour l’amour de Dieu.
« Pour l’amour de Dieu » ! Comme les expressions ont la vie dure.
Soudain une bousculade, des cris, la fuite. Des hommes qui ne pouvaient qu’appartenir à la police renversaient les marmites de soupe, confisquaient les denrées de ceux qui n’avaient pas eu le temps de fuir. Les femmes pleuraient en levant les bras au ciel, geignaient comme des chiens malades. Brutalement poussés vers des camions, les enfants regimbaient à coups de pied. Fred ne comprenait plus. Cette misère étalée, cette police…
— Vous regardez comment on réprime les spéculateurs ?
Fred se retourna. Le jeune lieutenant, qui avait tenté d’excuser la froideur des sentinelles à la frontière, se trouvait près de lui, souriant. Comme il tenait son képi à la main, sans doute pour que l’on remarque moins son uniforme français, Fred découvrit son crâne rasé. De grosses moustaches à la cosaque contrastaient avec ses yeux très doux. Il se présenta :
— Lieutenant Prunier. Nous allons vivre un bon moment ensemble. En vase clos, je le crains. Alors autant se familiariser tout de suite. N’est-ce pas, soldat Barthélemy ?
Fred fut un peu surpris qu’il ait retenu son nom.
— Vous ne vous attendiez pas à ça, n’est-ce pas ?
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