La mémoire des vaincus
s’est produit la nuit dernière quelque chose d’étrange, un raté dans la marche de la Révolution. Nous n’oublions pas que le premier manifeste paru en France, approuvant les bolcheviks, a été lancé dès l’été 1917 à la prison de la Santé par les prisonniers libertaires qui criaient dans leurs cellules : « Les soviets partout ! » Nous n’oublions pas que, dans la fosse commune de la place Rouge, quelques dizaines d’ouvriers anarchistes mêlent leurs os aux combattants bolcheviks. La révolution d’Octobre s’est faite main dans la main, bolcheviks, sociaux-révolutionnaires de gauche, anarchistes. Seul le but comptait, pas le parti.
— Je réclamerai des explications à Trotski, dit Sandoz. Ce serait un coup en vache de Zinoviev que ça ne m’étonnerait pas.
Fred ne comprenait pas très bien pourquoi les deux officiers le mettaient dans leurs confidences. Et comment avaient-ils pu découvrir son passé libertaire, alors que celui-ci n’avait jamais été éventé en France par l’autorité militaire ? La sympathie que lui témoignait le lieutenant Prunier l’incita à lui demander de lancer des recherches en France pour retrouver Flora et Germinal.
— Sans doute serait-il plus simple de pister d’abord Rirette Maîtrejean, dit en souriant dans sa moustache le lieutenant.
Fred fut stupéfait.
— Voyons, Barthélemy, quoi de plus naturel ? Le capitaine et moi marchons avec les bolcheviks. Il nous fallait un collaborateur sûr. Nous croyons l’avoir rencontré avec vous. Mais avant, nous nous sommes renseignés. À propos, le capitaine a rencontré Trotski, qui l’a rassuré. Il est hors de question que les bolcheviks se mettent à dos vos camarades. Le quotidien L’Anarchie vient de reparaître ce matin avec une énorme manchette : « À bas l’absolutisme ! » Preuve que la presse reste libre. Quant aux vingt-six maisons investies par les gardes rouges, elles étaient devenues le repaire de malfaiteurs de droit commun qui déshonoraient l’anarchie. Il s’agit d’une opération d’épuration. Trotski a bien insisté auprès de Sandoz pour qu’il avertisse nos amis français que jamais les bolcheviks ne porteront atteinte aux anarchistes idéalistes, que la collaboration entre anarchistes et bolcheviks demeure à la base de la Révolution. Il n’oublie pas que dans le Comité militaire révolutionnaire du soviet de Petrograd qu’il dirigeait et qui fit chuter le gouvernement provisoire, siégeaient quatre anarchistes, ni que pendant les plus durs combats d’Octobre, la tâche la plus périlleuse fut confiée au régiment de Dvinsk qui marchait sous la conduite de deux vieux libertaires : Gratchoff et Fedotoff ; que Matiochenko, le meneur de l’insurrection du Potemkine, était anarcho-syndicaliste ; que le pilote Akachev qui a monté de toutes pièces la flottille aérienne soviétique est anarchiste. Lui-même, Trotski, n’est qu’un bolchevik de fraîche date.
— Je vous en prie, dit Fred, retrouvez ma femme et mon enfant.
Il avait prononcé « ma femme ». Jamais il ne s’était représenté Flora comme « sa femme ». Ils s’étaient connus si jeunes. Un couple d’enfants qui, peu à peu, avait mûri tout naturellement. Un couple de copains, de complices. Flora était sa compagne, comme on disait dans le milieu libertaire, celle qui l’accompagnait et qu’il accompagnait. Quant à Germinal, fruit tombé de leur amour, Fred s’efforçait d’y penser comme un père doit penser à son fils, mais il n’y arrivait pas. Il ne se voyait pas père. Il ne se souvenait pas, lui-même, d’avoir eu un père. Orphelin de si bonne heure, il n’apercevait dans le plus lointain de son enfance qu’un personnage flou ; une ombre sans consistance. Celui auquel il pensait souvent, comme on pense à un père, c’était Paul Delesalle. Valet, Kibaltchich, ressemblaient plutôt à de grands frères et Eichenbaum à un oncle, éducateur un peu raseur. « Quelle famille, se remémorait Fred, amusé, quelle famille nombreuse pour un orphelin ! J’attire à moi la parenté, comme la viande les mouches. Et voilà que ça recommence en Russie avec ce lieutenant et ce capitaine qui me tournent autour, qui me veulent du bien. » Fred était certes venu en Russie pour y rejoindre une famille, mais pas celle de l’armée française. Il la sentait autour de lui, autour de ce petit ghetto de la mission militaire, cette grande famille de la Révolution.
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