La mémoire des vaincus
réalité, Fred ne demandait qu’à se rallier à la révolution. S’il hésitait maintenant, c’est que le capitaine Sandoz se posait en intermédiaire et qu’à la tragédie qui se jouait aux portes de la mission militaire française il interposait son image de comédien madré.
— Je veux bien, dit Fred, mais ce qui m’intéresse c’est de travailler directement avec les Russes. Pas de continuer à servir de traducteur au capitaine.
— Il faut savoir ruser un peu, camarade. Tu ne dis rien. Tu continues à collaborer avec Sandoz pendant quelque temps. Par son intermédiaire, tu connaîtras tous les rouages du Parti. Rien ne t’empêchera de travailler en même temps pour ton propre compte, de te faire des amis. Tu as une grande supériorité sur Sandoz, tu parles russe. En quelques semaines, tu te trouveras comme un poisson dans l’eau. Il aura plus besoin de toi que tu n’auras besoin de lui.
À partir du moment où Alfred Barthélemy se débarrassa de son uniforme, il eut l’impression de recouvrer une liberté perdue depuis longtemps, bien avant sa mobilisation, au moment même où il accepta d’entrer comme apprenti à l’atelier de mécanique. Flora avait raison. Vêtu d’un costume de laine rêche, coiffé d’une casquette de feutre, il ne se distinguait plus en rien de la masse moscovite. Il suivit le conseil du lieutenant Prunier. Apparemment, il ne changeait que de bureau, passant de celui de la mission militaire française à celui du groupe communiste français. Groupe encore assez fantomatique, puisque, sous la direction de Sandoz, et avec la collaboration de Prunier et de Fred, il ne se composait que de cinq ou six émigrés russes ayant vécu en France, en Belgique ou en Suisse. Apparemment, car bureaucrate le jour, il devenait chasseur la nuit. Chasseur de nouvelles puisées dans le peuple même, auquel il se mêlait dans les tavernes et les clubs. Il retrouvait sa faculté d’errance, fouinait, s’immisçait partout. Comme Prunier le lui avait prédit, il glissait tel un poisson dans l’eau. D’emblée. La plupart des noctambules qu’il rencontrait vivaient une vie semi-sauvage, ressemblant à celle de son enfance. Seule chose qui l’étonnait, la faculté de ces hommes et de ces femmes à boire des litres d’alcool. Ils crevaient de faim, mais la vodka, mystérieusement, semblait intarissable. Puisque Fred, à la guerre, avait pris l’habitude de boire, il participait à ces beuveries qui contribuaient d’ailleurs beaucoup à le faire pénétrer dans les milieux populaires les plus dérobés.
C’est ainsi qu’il parvint jusqu’à cette garde noire que les anarchistes organisèrent pour se protéger des gardes rouges. « L’état-major noir », si l’on peut employer un terme aussi peu approprié, s’était installé dans le logement dévasté d’un spéculateur en fuite. L’adhésion de Fred au parti communiste ne constituait aucun obstacle à sa fraternelle réception chez les anarchistes. Ils savaient bien, comme lui-même, que celle-ci n’était qu’une adhésion de circonstance. Présentement, s’opposer aux bolcheviks eût été faire le jeu des blancs. Nombreux étaient les anarchistes qui combattaient avec les bolcheviks contre les troupes tsaristes commandées par les généraux rebelles Denikine, Wrangel et Koltchak. Lénine n’avait-il pas envoyé un anarchiste au Turkestan pour diriger la propagande soviétique ? Néanmoins, depuis le raid de Dzerjinski, les anarchistes se méfiaient du renouvellement de pareils « malentendus ». La garde noire offrait un écran de protection contre la Tchéka.
Fred aimait beaucoup rejoindre ce commando dans l’appartement saccagé où rien n’était remis en place. Les meubles éventrés gardaient leurs tiroirs ouverts, d’où sortaient des étoffes et des papiers. Les rideaux, déchirés, pendaient dans les embrasures des fenêtres. Comme grand nombre de vitres étaient brisées, on les avait réparées hâtivement avec des morceaux de carton. Fred avait l’impression de se retrouver aux Halles, du temps de sa petite enfance, les lendemains de marché, une fois les commerçants partis et que, sous les pavillons de fer, tout restait à l’abandon en attendant les balayeurs. Ici, visiblement, les balayeurs ne viendraient jamais. Chacun s’accommodait de ce désordre et de cette saleté. Même cette jolie jeune femme aux cheveux courts, le corps serré dans une tunique de cuir noir, qui revenait
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