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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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d’Ukraine. Aucune femme, à la connaissance de Fred, ne portait des cheveux aussi courts. Cette coiffure lui donnait l’allure d’un garçon. Habillée en homme, fumant de petits cigares, buvant ferme, elle étonnait et fascinait Fred, comme une apparition étrange, sorte d’androgyne exalté qui racontait les massacres des paysans devant le rideau rouge des blés en flammes, à perte de vue, dans la plaine incendiée.
    Sans doute l’attrait qu’il trouvait à ce taudis tenait-il d’abord à la présence de cette mystérieuse fille. En la voyant, un émoi le troublait, qu’il n’avait jamais connu. Du milieu de son enfance jusqu’à ses vingt ans, il n’avait jamais éprouvé d’autre désir que celui du corps de Flora, aux si dodues petites jambes blanches dont le souvenir l’attendrissait encore. La féminité, c’était Flora, un point c’est tout. Il n’imaginait même pas que d’autres femmes puissent le tenter. Et voilà que, dans ce logement délabré, dans ces pièces qui sentaient la sueur, le tabac, l’alcool, cette militante aux cheveux presque ras, aux yeux gris, à la voix sonore, le bouleversait. Il mettait cette émotivité sur le compte de la fraternité qu’il recevait dans ce petit groupe et de son bonheur de pénétrer au sein du mouvement révolutionnaire. Même dans le bureau de Sandoz l’image de la jeune femme le poursuivait et il ressentait dans tout son corps un malaise qui l’attristait.
    La rapidité avec laquelle Fred avait été accepté parmi les gardes noirs ne l’étonnait pas car, dans le vaste local, nombre d’inconnus arrivaient chaque nuit. Les clubs se multipliaient à Moscou comme à Petrograd. Mencheviks, sociaux-révolutionnaires de droite, sociaux-révolutionnaires de gauche, libéraux, bolcheviks, anarchistes-syndicalistes, anarchistes-individualistes, communistes-libertaires, toutes les composantes de la Révolution s’exprimaient dans ces cercles improvisés. On y discutait sans fin de la manière la plus adéquate de transformer les hommes et le monde. On s’y disputait. On en venait parfois aux coups. On se consolait dans la vodka. De la masse bavarde émergeait parfois un orateur qui réussissait à se faire entendre et qui, fort du pouvoir de sa voix, serait bientôt connu de club en club et remarqué par les leaders qui lui donneraient sa chance. Les soirées se passaient dans un brouhaha, une mêlée confuse de cris, de bousculades. Une nuit, néanmoins, au siège de l’état-major des gardes noirs, le tapage dégénéra en une ébauche de rixe. Deux individus, empoignés par les compagnons de Fred, furent traînés, jambes ballantes, sur le parquet.
    — Les salauds ! Ils se sont introduits ici avec des grenades !
    — Ils ont avoué qu’ils sont K.D.
    — Ils ont bien failli nous faire sauter.
    — Bouclons-les dans la pièce sans fenêtre.
    Les deux « cadets » enfermés, le tumulte tomba d’un coup. Un silence oppressant saisit les gardes noirs qui se regardaient avec gêne.
    — Qu’allez-vous en faire ? demanda Fred.
    Personne ne répondit.
    Une bouteille de vodka passa de main en main. Chacun buvait une rasade au goulot. Certains crachaient par terre, plus par dépit que par nécessité. Le silence persista longtemps et Fred n’osait plus poser de question. Enfin, Igor qui tenait lieu de chef (car si les anarchistes réfutaient l’idée même de tout grade, il fallait bien que l’un d’entre eux soit responsable de quelque chose) dit lentement, comme s’il se parlait à lui-même :
    — Au VII e congrès du parti bolchevik, en mars dernier, Lénine a préconisé l’abolition des fonctionnaires de métier, de la police, de l’armée, l’égalité des salaires, la disparition de la monnaie, la suppression progressive et complète de l’État. Nous approuvons les décisions de Lénine puisqu’elles répondent à nos vœux. Nous avons toujours réclamé la démolition des prisons. Donc, nous ne pouvons pas faire de prisonniers.
    — C’est ce que répète le camarade Makhno, s’écria la jeune femme aux cheveux courts. Makhno ne fait jamais de prisonniers. Comme lui, fusillons ces ordures !
    — Quoi, protesta Igor, tu oses parler comme les tchékistes qui, malgré l’abrogation de la peine de mort par les soviets, assassinent dans les caves d’une balle dans la nuque !
    — Il n’y a qu’à les conduire à la forteresse, suggéra un garde noir.
    — Tu t’en chargerais ?
    — Ma foi oui,

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