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La mémoire des vaincus

La mémoire des vaincus

Titel: La mémoire des vaincus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Michel Ragon
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Elle grouillait dans les rues, sur la place Rouge, dans les meetings improvisés sur le parvis des églises désaffectées. Il la voyait bouillir. De toute cette masse d’un peuple hébété, les joues creusées par la faim, cette masse d’hommes et de femmes descendus dans la rue et qui n’en remontaient pas, cette masse de pauvres dans leurs mauvais habits troués, ces bandes d’enfants qui tous ressemblaient à Gavroche, au Gavroche qu’il avait été lui-même (comme l’apostrophait ce pauvre Péguy, mort par erreur, en se trompant de croisade), de toute cette masse fusait un grondement, tel un roulement de tambour. Fred avait la sensation que ces tambours l’appelaient, mais il ne savait comment rejoindre ce peuple en marche. Son uniforme de soldat français le plaçait à l’écart. Il avait eu la chance de bénéficier de cette mutation invraisemblable qui l’enleva de la guerre pour le placer au cœur de la révolution mondiale, mais néanmoins isolé encore dans un îlot français, entouré de compatriotes qui, presque tous, à part le lieutenant Prunier et le capitaine Sandoz, se montraient hostiles à la révolution d’Octobre et n’aspiraient qu’à rentrer au plus tôt en France et à chausser leurs pantoufles.
    — Je vous en prie, répéta Fred, retrouvez ma femme et mon enfant.
     
    Dans les derniers jours d’août 1918, une nouvelle inouïe arriva comme un coup de tonnerre à la délégation militaire française. Une femme venait de tenter d’assassiner Lénine. Elle s’appelait Fanny Kaplan. Les deux balles de revolver tirées à bout portant n’avaient blessé Lénine que légèrement au cou. Mais ces deux balles perdues ne cesseront plus de siffler aux oreilles des dirigeants bolcheviks. Toutes leurs angoisses, toutes leurs peurs, toute la terreur que cette peur engendrera, naîtront de ces égratignures.
    Lorsque Fred, à son heure habituelle, se rendit dans le bureau du capitaine Sandoz, celui-ci se leva avec solennité et s’écria, emphatique : « Vive la République des soviets ! » Puis il s’approcha de Fred, lui mit la main sur l’épaule :
    — Camarade soldat Barthélemy, l’heure du choix sonne. La Révolution est en danger. Notre place n’est plus dans cette délégation d’un pays réactionnaire qui, tôt ou tard, prendra les armes contre les soviets. Le lieutenant Prunier et moi avons décidé d’adhérer au parti communiste. À partir de ce soir, nous aurons jeté aux ordures nos uniformes et rien ne nous distinguera plus du peuple qui nous attend. Viendrez-vous avec nous ?
    La phraséologie du capitaine agaçait toujours Fred. Il semblait jouer un rôle, parader sur une estrade, réciter les dialogues d’une pièce apprise par cœur.
    Fred le remercia de sa confiance, mais repoussa sa réponse, préférant connaître auparavant l’attitude du lieutenant Prunier.
    Ce dernier confirma que le capitaine et lui sautaient le pas et qu’ils souhaitaient entraîner Fred dans leur aventure.
    — Ne me dites pas que vous êtes venu ici pour une autre raison que de rejoindre la révolution des Soviets. Sans doute ne saviez-vous pas très bien comment vous y prendre ? Nous avons aujourd’hui l’opportunité de le faire. Lénine et Trotski créent une fédération des groupes communistes étrangers qui sera l’ébauche d’une III e Internationale. Après la fin de cette horrible guerre, chacun de nous retournera dans son pays d’origine, mais avec une mission bien précise. Nous allons former ici les cadres de la révolution mondiale.
    — Je ne suis pas communiste, dit Fred.
    — Vous n’ignorez pas que Kropotkine est rentré en Russie de son plein gré et que, sur proposition de Lénine, son nom figure sur le fronton de plusieurs écoles. Pourquoi ? Si Marx et Bakounine se sont séparés à Genève en 1867, ils se sont retrouvés le 17 octobre 1917 à Petrograd, réconciliés sur le socle de la Révolution russe. Barthélemy, cher Barthélemy, je vois en vous, je vois en toi, mon camarade, tant de promesses. Certes l’idée de l’anarchisme est la meilleure, la plus belle et la plus pure des idées, seulement le moment de sa réalisation n’est pas encore venu. Consolidons d’abord la révolution existante. Je suis persuadé que l’anarchisme viendra et triomphera après l’indispensable phase socialiste.
    Fred pensa à l’enthousiasme du vieux militant anarcho-syndicaliste Delesalle lorsqu’il l’informa qu’il partait en Russie. En

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